CHAPITRE II


LE TEMPS DES EXPERIMENTATIONS,
1885-1893.


1ère Partie: Les débuts de la crise de l’obus-torpille (1885-1886)

A) Un cuirassement français à Cotroceni

1) Brialmont et les fortifications de Bucarest

Peu avant le début de la crise de l’obus-torpille, se sont déroulées des expériences qui ont relancé la question de l’emploi des cuirassements dans la fortification. Ces expériences sont une étape importante dans l’histoire des cuirassements dans la fortification terrestre française, avant tout parce qu’une usine française y participe, avec l’ambition certaine d’intéresser les militaires français. En 1885, le général belge Brialmont est une des plus grandes personnalités du monde de la fortification. Il a écrit de nombreux livres et a, à son actif d’ingénieur militaire, la réorganisation du camp retranché d’Anvers. On a vu précédemment la doctrine qu’il défend, il va avoir l’occasion de mettre ses idées en pratique.

Le gouvernement roumain souhaite défendre puissamment la capitale du pays, Bucarest Le roi Carol Ier a chargé Brialmont, dès 1883, d’étudier des projets de défenses modernes pour la ville. Début 1885, il propose d’établir autour de Bucarest une ceinture composée de 18 forts principaux et de 18 batteries, forts de moindre importance. L’ensemble de l’artillerie de ces ouvrages doit être protégé par des cuirassements. Cela représente un nombre considérable d’engins. Si on prend une moyenne de trois tourelles pour deux canons de 155 m/m par fort, on arrive à environ 108 tourelles. Pour un petit pays comme la Roumanie, cela représente une dépense considérable , très lourde pour le budget national. Les Roumains ne peuvent donc pas se permettre la moindre erreur dans le choix des cuirassements, car cette dernière serait irréparable.

C’est pour déterminer quel type de cuirassement pourrait être employé dans ces forts que Brialmont a proposé aux ingénieurs et au gouvernement roumain d’organiser des expériences à échelle réelle. Au lieu de se contenter d’effectuer des tirs contre des plaques de blindage, comme on l’a toujours fait auparavant, on va cette fois tirer sur des engins complets, installés dans un contexte proche de celui des forts auxquels on les destine. Ce seront les premières expériences de ce type. La Roumanie lance un appel d’offre auquel répondent deux firmes, qui dès 1884 prétendaient détenir la tourelle de l’avenir: les Usines de Saint-Chamond et le Grüsonwerk de Magdebourg. Les expériences doivent se dérouler sur le polygone de tir de Cotroceni, non loin de Bucarest.

 

2) La tourelle française

Dénommée par les manuels "tourelle en fer laminé" ou "tourelle de Saint-Chamond", cette tourelle est l’oeuvre du Commandant Mougin, assisté par les ingénieurs du bureau d’études de l’usine de Saint-Chamond. Elle reprend le même principe de rotation que la tourelle en fonte dure présentée en 1878 et adoptée pour les fortifications françaises. L’ensemble repose ici en partie sur une couronne de galets, placée cette fois juste en dessous de l’avant-cuirasse, et sur un pivot hydraulique. Le système de rotation est lui aussi continu, comme sur les tourelles en fonte dure, avec système électrique de mise à feu des pièces. La charpente interne de la tourelle est en acier.

C’est surtout l’aspect extérieur de la tourelle, la calotte, qui a été modifiée. Mougin lui a donné une forme cylindrique. La muraille, c’est à dire la paroi verticale, est composée de trois plaques cintrées en fer laminé. Une de ces plaques reçoit les embrasures. Le toit est constitué par deux plaques, chacune en forme de demi-cercle, reliées par un système de queue d’aronde, et l’ensemble est fixé sur la muraille à l’aide de puissants boulons. L’avant-cuirasse est identique à celle de la tourelle de 1878: quatre voussoirs en fonte dure. L’armement est toujours constitué par deux canons de 155 m/m longs, pièces indépendantes des embrasures. Le recul des pièces au moment du tir, qui est d’environ 45 centimètres, est absorbé par deux freins hydrauliques d’un type différent de ceux de la tourelle de 1878. Sur cette dernière on s’était contenté de reprendre les affûts classiques posées sur des petites roues, et qu’un petit frein hydraulique placé à la base ramenait en position de tir. Ce bricolage permettait de faire une simple modification sur les affûts, modification très peu onéreuse. Le prix de revient de cette tourelle est de 230.000 francs.

On est donc en présence d’un cuirassement qui a pris pour base de départ la tourelle en fonte dure, avec un grand nombre de modernisations qui en font un engin nouveau. La tourelle en fonte dure représente un type d’engin à part, que l’on peut classer dans une sorte de "préhistoire" du cuirassement et qui peut être désigné indifféremment sous le nom de tourelle ou celui de coupole à cause de sa calotte de forme particulière. Mais à partir de l’engin présenté à Cotroceni, le terme de tourelle va prendre un sens particulier, désignant un cuirassement mobile où les embrasures des pièces sont percées dans la paroi verticale de forme cylindrique, la partie supérieure étant formée par des plaques horizontales ou légèrement bombées.

 

3) La coupole allemande

Au contraire, une coupole est un cuirassement recouvert par une calotte sphérique dans laquelle sont percées les embrasures. C’est la forme adoptée pour l’engin allemand construit par le Grüsonwerk, à l’usine de Buckau près de Magdebourg, d’après les idées du Major Schumann. Les plans de ce cuirassements ne sont pas l’oeuvre de Schumann lui-même, qui va même critiquer cette déviation de sa conception: l’affût cuirassé. Dans cette conception, l’affût et la calotte sont solidaires, c’est à dire que le recul de la pièce est absorbé par l’ensemble du cuirassement; la calotte, l’avant-cuirasse et la charpente interne. Il n’y a pas de freins hydrauliques pour le recul des canons comme sur la tourelle française.

Schumann pense que ce système est viable uniquement avec un seul tube par coupole. Mais les exigences roumaines sont claires: les cuirassements doivent comporter deux tubes de gros calibres. C’est pour cette raison que Schumann va refuser d’endosser la paternité de cet engin. Il émet en effet des réserves sur l’utilisation de deux pièces par coupole. La coupole allemande est armée de deux canons de 15 cm, les mêmes que ceux qui équipent les tourelles allemandes en fonte dure évoquées en première partie.

L’ensemble de la coupole repose sur un pivot central, lui même fixé sur un matelas de madriers, qui peut avoir un léger mouvement de d’oscillation lors de l’absorption du recul des pièces. Pour permettre la rotation, on soulève de quelques centimètres la coupole ; une fois la direction de tir atteinte, on la rabaisse pour qu’elle repose sur l’avant-cuirasse. Un trou d’homme, placé sur l’arrière de la coupole, permet une observation directe. La calotte sphérique est composée de sept plaques en métal mixte ; six plaques forment le pourtour et la septième la clef. L’avant-cuirasse comporte six voussoirs en fonte dure, noyés dans le béton comme ceux de la tourelle française. Le prix de revient de cette coupole est de 187.000 francs, elle est donc moins chère que la tourelle

 

B) Les expériences

1) Le programme

Le programme est décrit de façon très détaillé dans la Revue Militaire de l’Etranger. Les expériences doivent porter sur deux aspects principaux. D’abord, la valeur offensive des engins, c’est à dire la précision de leurs tirs, la commodité et la rapidité de leur service. Ensuite, la valeur défensive ; le degré plus ou moins grand de résistance que présentent leurs diverses parties quand elles sont attaquées.

Plus précisément, ce programme comprend cinq points essentiels :

" 1°) : s’assurer de la justesse du tir et de la facilité du service intérieur des engins pendant le tir et pendant l’attaque

2°) : éprouver la résistance du cuirassement au tir des canons et des mortiers de siège : vérification du jeu des organes essentiels des engins sous le choc des projectiles et remplacement d’une bouche à feu

3°) : éprouver la résistance des embrasures au tir dirigé contre leur pourtour

4°) : éprouver la résistance de l’anneau en fonte dure, la partie supérieure de la plongée en ciment étant enlevée

5°) : éprouver la résistance du cuirassement au tir en brèche, continué jusqu’à perforation ".

Ce programme est intéressant à connaître, car il va désormais être suivi lors de chaque expérimentation d’un nouveau cuirassement, que ce soit en France, en Belgique ou en Allemagne. Avant de commencer les expériences proprement dites, les personnalités, conviées à y assister, effectuent le 18 décembre 1885 une visite détaillée des deux engins. Parmi ces personnalités se trouvent le Roi Carol Ier et son Ministre de la Guerre, le Général Falcoyano. Toujours d’après la Revue Militaire de l’Etranger, la meilleure impression fut produite par la tourelle de Saint-Chamond à cause de sa construction " soigneusement agencée ".

 

2) Capacités offensives et défensives de ces engins

Dans les épreuves de tir, les deux engins se sont bien comportés, avec un petit avantage à la tourelle française qui a une plus grande rapidité de manœuvre, sauf en ce qui concerne le pointage. Pour cette dernière opération, la coupole bénéficie de la présence du trou d’homme, où un pointeur peut passer sa tête et effectuer un pointage direct. Mais ce trou d’homme représente aussi un point faible de la calotte quant à la protection face aux tirs ennemis. Après les tirs on ne constate aucun dégâts, même minime, dans la tourelle. La coupole présente quelques dégâts ; des boulons maintenant la tôlerie intérieure à la calotte ont été projetés à travers la chambre de tir.

La résistance des cuirassements au tir en brèche commence par des tirs contre les parties de la cuirasse opposées aux embrasures. Il n’a fallu tirer que 51 coups pour atteindre 30 fois la tourelle, alors qu’il en a fallu 85 pour atteindre la coupole, ce qui fait déjà ressortir le grand avantage de la forme sphérique. Mais les mécanismes internes de la tourelle sont intacts, alors que la chambre de tir de la coupole a subi de nouvelles projections de boulons et de nombreux mécanismes sont faussés.

En résumé, la coupole allemande s’avère être tout aussi résistante que la tourelle française pour ce qui est du cuirassement, montrant ainsi l’égale résistance du métal mixte et du fer laminé. Mais ces expériences démontrent que le principe énoncé par Schumann sur la solidarité de l’affût et de la calotte, et celui de l’absorption du recul par l’ensemble du cuirassement, y compris les voussoirs de l’avant-cuirasse, sont vicieux. Comme on l’a vu, un tir répété compromet la solidité de l’ensemble de l’engin. De ce point de vue, les mécanismes de la tourelle française ont mieux résisté. Mais pour cette dernière, sa forme cylindrique a été plus facile à atteindre et a moins bien encaissé certains tirs que la coupole sphérique allemande.

 

3) Conclusions et répercussions

Dans beaucoup d’ouvrages qui relatent ces expériences menées à Cotroceni, on parle d’une écrasante supériorité de la tourelle française sur la coupole allemande. En fait, on peut plutôt dire qu’on a vu " s ‘affronter " deux conceptions qui se sont relativement bien comportées, tout en donnant un petit avantage à la tourelle française. Ces expériences, les premières dans leur genre, vont stimuler l’idée de l’usage des cuirassements. Les Roumains sont très satisfaits, ce qui se voit dans les commandes qu’ils vont adresser à la France. C’est également un grand succès pour Brialmont, qui peut désormais appuyer ses idées sur des cuirassements existants.

A peine revenu de Roumanie, Mougin opère un grand nombre de transformations sur sa tourelle. Il commence par remplacer la calotte cylindrique par une calotte sphérique. Ce nouveau projet est avant tout destiné à satisfaire les Roumains qui sont les premiers intéressés dans cette histoire. Il est présenté officiellement par Saint-Chamond le 17 mars 1886. Cela n’empêche pas le patron de Mougin, Monsieur de Montgolfier, de présenter ce projet dans une lettre au Ministère de la Guerre le 18 avril 1886. Le prix de cette nouvelle coupole est de 270.000 francs, pour un cuirassement dont Saint-Chamond affirme qu’il est le meilleur disponible sur le marché, affirmation qu’il est normal de trouver ici car il faut bien essayer de vendre ses produits.

Mais Mougin va encore plus loin en direction des militaires français : le 21 août 1886, il présente, via les usines de Saint-Chamond, un projet de modernisation des tourelles en fonte dure de 1878. Pour cela, il propose de déposer l’ancienne calotte en fonte dure et de mettre à la place une calotte sphérique en fer laminé. Il précise que cette transformation ne prendra pas plus de vingt jours à un ouvrier monteur et son directeur, aidés d’un personnel de manœuvre. Le prix de cette transformation est de 103.380 francs et on propose même un rabais suivant le nombre de tourelles à transformer. Ce projet alléchant, car il permettrait aux anciennes tourelles de se remettre à niveau face aux nouveaux armements, va être noyé au milieu des discussions engendrées par la nouvelle crise des armements : la crise de l’obus-torpille.

 

C) De l’apparition de la mélinite au drame de La Malmaison

1) La mélinite

On a vu dans le Chapitre Premier que l’apparition de nouveaux canons avait sérieusement mis à mal le système fortifié français, ainsi que la conception de l’artillerie placée à ciel ouvert. Le mal semblait à ce moment pouvoir être atténué, les obus n’utilisant que de la poudre ordinaire. Mais la mise au point d’un nouvel explosif, simultanément dans plusieurs pays, va achever le lent travail de sape de la fortification amorcé par l’évolution des armements. Il est intéressant de voir ce nouveau progrès au niveau de la France, tout en ne perdant pas de vue que d’autres pays, en particulier l’Allemagne, suivent la même voie.

L’acide picrique, ou trinitrophénol, est connu depuis plusieurs décennies. Au début des années 1880, le chimiste français, Eugène Turpin, réussit à le charger dans un obus en le fondant à l’aide d’un chauffage au bain-marie. C’est là que se situe la grande découverte : jusqu’à présent on pensait qu’il était impossible de lui faire passer le cap des 300°. Pour le détonateur, il utilise de l’acide picrique non fondu et une amorce de fulminate de mercure. Cette découverte est reprise par les militaires, au grand désespoir de Turpin qui va les accuser d’avoir laissé transmettre les plans de son invention, ce qui va lui valoir une condamnation pour divulgation de secret militaire.

Ce nouvel explosif reçoit le nom de mélinite, du grec (méli) ; le miel. Il est chargé dans des obus de forme allongée, qui vont prendre le nom d’obus-torpille. Cette mélinite s’avère être un explosif puissant. A ce moment, parviennent en France les échos d’expériences menées en Allemagne avec un explosif à peu près analogue et tout aussi puissant, expériences menées aux polygones de tir de Kösel et de Cummersdorf. Pour être fixé sur la question, à savoir si nos fortifications sont encore capables de résister face à de tels projectiles, le Ministère de la Guerre décide d’organiser, sur le modèle de Cotroceni, des expériences à échelle réelle, non pas sur des cuirassements, mais sur un fort en maçonnerie avec batteries à ciel ouvert.

 

2) Les expériences de La Malmaison

On décide de sacrifier un des forts de la position de Laon, le fort de La Malmaison, construit entre 1878 et 1882. Ce fort est bien représentatif des constructions Séré de Rivières. Ces expériences vont se dérouler du 11 août au 25 octobre 1886, en présence de délégations des Services de l’Artillerie et du Génie. Il y a deux phases dans ces expériences : la première se fait avec l’usage de projectiles tirés, la seconde avec des projectiles qui sont simplement posés.

On utilise les pièces les plus courantes, dont on sait qu’elles ont leur équivalent chez les Allemands : canons de 120 et de 155 m/m, mortiers de 190 et de 220 m/m. Les tirs sont effectués depuis une distance de 2.300 mètres. Les charges utilisées sont de 5, 10, 20 et 32 kilogrammes de mélinite. Le résultat est surprenant : on peut dire que le fort est anéanti, disloqué, rendu intenable et inutilisable. Dans les détails, les projectiles pénètrent dans les terres argileuses sur lesquelles est bâti le fort, dans des profondeurs allant jusqu’à 6,50 mètres, provoquant des entonnoirs de 3 à 4 mètres de diamètre. Les voûtes en maçonnerie épaisses d’environ 0,80 à 1,50 mètres, et recouvertes de 3 à 6 mètres de terre, sont parfois crevées par un seul coup de 220. Les caponnières de défense des fossés sont ruinées. Les blindage en rails qui obturent les ouvertures sont disloqués. Seul point positif ; les petites défenses accessoires ne disparaissent pas : grilles et fil de fer.

Les conclusions sont terribles. On peut dire en gros que le fort a été complètement démantelé après quelques tirs. Le service des pièces à découvert, devenu déjà très difficile, n’est désormais plus possible pendant un bombardement. Les maçonneries de 1874 sont insuffisantes, tous les locaux sont exposés, exceptés ceux taillés dans le roc. Ces expériences font ressortir l’intérêt des cuirassements, qui à priori ne devraient pas être inquiétés par les nouveaux obus, d’après certaines expériences effectuées sur des plaques de blindage. Mais pour le moment, c’est la panique au sein de l’armée. On décide de faire des expériences plus approfondies pour voir si le système de défense que l’on vient à peine d’achever est effectivement totalement périmé.

 

3) Les expériences de Bourges

Elles se déroulent de décembre 1886 à mai 1887. Sur le polygone d’essai de Bourges, on construit des éléments de fort. On reprend les mêmes types de canons que ceux employés à La Malmaison. Les premiers tirs sont effectués contre un terrain rocailleux, qui ralentit la pénétration des obus. On s’est en effet rendu compte que le terrain argileux sur lequel était construit le fort de La Malmaison était plus perméable que les autres terrains utilisés pour l’assise d’autres forts, ce terrain argileux correspond donc à une caractéristique locale. Par contre, les voûtes en maçonnerie sont une fois de plus disloquées.

Les essais suivants sont plus intéressants ; on construit d’abord une voûte en béton de ciment qui, même non encore durcie, offre une grande résistance aux obus. On construit ensuite une voûte d’un mètre d’épaisseur en maçonnerie ordinaire, recouverte par trois couches d’un mètre chacune ; la première de sable, la deuxième de béton et la dernière de terre. Le béton mis à nu est entamé sur toute son épaisseur et la voûte présente des dégâts. On construit enfin une voûte analogue à celle des forts de 1874, recouverte d’une couche de 2,90 mètres de béton. Après les tirs , on constate que le béton est entaillé sur 90 centimètres et que la maçonnerie n’a pas bougé. A partir de là, on a trouvé le remède pour remettre la fortification française à niveau, face aux progrès des armements. Cette remise à niveau peut se faire sans pour cela être obligé de raser totalement les anciens forts et de les remplacer par des ouvrages totalement neufs, comme le préconisent certains. Mais un fait est définitivement prouvé : il est désormais impossible de garder des pièces d’artillerie à l’air libre dans les forts.

C’est là que le cuirassement retrouve tout son intérêt, pour protéger les pièces d’artillerie que l’on souhaite à tout prix conserver dans les forts, au lieu de les disperser dans les intervalles. Il reste à savoir quels cuirassements employer. Le 23 juin 1886, une instruction verbale du Ministre de la Guerre au Directeur du Génie, souhaite que le point soit fait quant aux projets de tourelles cuirassées à l’étude dans les bureaux d’études des différentes usines. On retient à ce moment deux projets : celui du 17 mars 1886, présenté par les usines de Saint-Chamond, et un projet présenté à l’armée le 18 juin 1886 par les usines de Fives-Lille et de Châtillon-Commentry. On décide de soumettre ces deux cuirassements à des tests de résistance, comme à Cotroceni. La Décision Ministérielle du 8 octobre 1887, donne officiellement le départ des expériences du Camp de Châlons, où sont présents tous les ingénieurs des services de l’Artillerie et du Génie, le Service des Cuirassements, ainsi que des ingénieurs de la Marine et des Ponts et Chaussées.

 

IIème Partie : Les expériences du Camp de Châlons (1887-1888)

A) La coupole Mougin

1) Les premières expériences françaises sur des cuirassements

Ces expériences débutent en octobre 1887. Elles se déroulent peu de temps après une nouvelle crise entre la France et l’Allemagne, crise qui atteint son sommet avec le début de " l’affaire Schnaebelé ", commissaire de police français, invité par un collègue allemand, puis arrêté le 21 avril 1887 par les autorités allemandes pour espionnage. On a vu dans quel état sont nos fortifications au moment de ce regain de tension entre les deux pays. La modernisation rapide du système de défense français est donc d’actualité, surtout dans le cadre d’une stratégie générale qui reste basée encore en grande partie sur la défensive. Il est à noter que Allemands connaissent la même crise pour les fortifications de Metz et de Strasbourg.

Au Camp de Châlons, la nouvelle Commission créée le 22 juillet 1887, et chargée de réorganiser les forts, va pratiquer le même programme qu’à Cotroceni. Les cuirassements sont installés dans un contexte de combat, et vont fonctionner comme s’ils étaient déjà en place dans les forts. A côté des cuirassements, on poursuit les essais sur de nouveaux bétonnages et de nouveaux systèmes de couverture des voûtes. En plus des engins dont il va être question ici, les usines de Montluçon (Industrie de Châtillon-Commentry), présentent un modèle de petite coupole, dont seule la calotte a été achevée à temps. La charpente interne et l’armement étant encore à l’étude. Il sera question plus loin de l’évolution de cette coupole.

La nouvelle Mougin, projet dont on a déjà parlé et dont la notice de présentation porte la date du 17 mars 1886, reprend les bases de la tourelle qu’on a décrite dans la partie sur les expériences roumaines. On ne va donc pas s’y attarder. On peut juste souligner l’utilisation d’une calotte sphérique, composée de trois gros éléments en fer laminé assemblés grâce à un système de queue d’aronde. Tout le reste, mécanisme de manœuvre et armement, ne change pas. Si cet engin porte officiellement le nom de " tourelle en fer laminé pour deux canons de siège de 155 m/m ", il s’agit en réalité d’une coupole tournante, d’après les définitions déjà énoncées.

 

2) Accueil de l’engin

Pour le détail des expériences, on peut reprendre le programme appliqué à Cotroceni. La coupole s’est très bien comportée pendant les différentes épreuves qu’elle a eu à subir. La supériorité de la forme sphérique est désormais acquise. Les mécanismes ont très bien résisté aux chocs des projectiles, aussi bien que ceux de la tourelle de Cotroceni. Cette tourelle est en mesure de résister aux obus-torpilles. On pourrait à priori penser que c’est un succès pour les usines de Saint-Chamond. En fait, il faut nuancer les rapports d’épreuves écrits sur cet engin, suivant qu’on le considère seul, ou qu’on le considère par rapport au deuxième cuirassement expérimenté.

Si les qualités de l’appareil sont incontestables, ce système de coupole tournante ne semble pas convaincre les militaires français autant qu’il a convaincu les Roumains et Brialmont. Le plus gros reproche concerne la vulnérabilité des embrasures, qui certes sont défilées lorsque la tourelle effectue sa rotation, mais ne reçoivent pas une protection totale. On avait déjà évoqué ce problème pour les cuirassements précédents, et il semblait être en partie résolu par le système de rotation continue. Mais avec les progrès que les armements ont connu ces dernières années, les militaires sont de plus en plus méfiants et on de plus en plus d’exigences, ne voulant pas se lancer dans des travaux longs et onéreux pour se retrouver avec un produit dépassé alors qu’il vient à peine d’être mis en service.

Ce système de coupole tournante pour deux canons, ne va plus avoir de suite en France. Mais ce n’est qu’un demi-échec pour les usines de Saint-Chamond, car d’autres puissances vont s’y intéresser. En fait, cette coupole a été surclassée par le deuxième engin expérimenté. Cet engin présente un concept nouveau qui apparaît plus prometteur que l’appareil de Mougin. Cette tourelle, car il s’agit bien d’une tourelle et non d’une coupole, est révolutionnaire et mérite que l’on s’y arrête un peu. On peut dire qu’elle a " éclipsé " la coupole en fer laminé aux yeux des responsables français, pendant ces expériences.

 

B) La tourelle Bussière

1) Une idée ancienne : l’éclipsage

Il s’agit en effet d’une tourelle éclipsable, système de cuirassement que l’on nomme parfois " tourelle à éclipse ". Les embrasures sont percées dans la muraille verticale du cuirassement ; cette dernière, et par là l’ensemble de la tourelle, s’abaisse pour les protéger, ou se lève pour permettre aux canons de tirer. Les canons doivent impérativement ne pas avoir de volées trop saillantes des embrasures, ce qui à l’époque n’était pas évident dans l’esprit des constructeurs. Ce problème va être résolu grâce à un système d’affût permettant aux pièces de pivoter au niveau de la bouche, ne laissant plus rien dépasser de l’embrasure. Cette manœuvre est facilité par la présence d’un tourillon au niveau de l’embrasure, et d’un contrepoids d’équilibrage accroché au canon.

L’idée de la " tourelle à éclipse " est déjà ancienne. On pensait pouvoir l’appliquer à des petites tourelles armées d’un canon de petit calibre, et que ce concept serait impossible à mettre en pratique pour des grands cuirassements, armés de pièces de gros calibres. Pour beaucoup d’ingénieurs, la tourelle éclipsable pour deux canons de 155 m/m était une utopie. Bussière, ingénieur aux Services du Génie, pensait de son côté que c’était réalisable si l’industrie effectuait les progrès nécessaires. En 1873, il a proposé à l’armée un système de tourelle éclipsable, qui ne fut pas retenu. Tant que Mougin est resté à la tête du Service des Cuirassements, Bussière est resté dans l’ombre et aucun de ses projets n’a été appliqué.

Lorsqu’en 1884, Mougin quitte l’armée, c’est Bussière, alors commandant, qui le remplace à la direction du Service des Cuirassements. Le 12 mars 1885, il évoque alors son projet de tourelle à éclipse au responsable du Génie et reçoit de lui un avis favorable à la poursuite des travaux. Il met alors son système au point et présente la notice aux Services du Génie le 16 juin 1886. Le 29 juin, les Services du Génie donnent leur aval pour que ce projet soit mis en œuvre, alors que le même jour les usines de Fives-Lille associées à celles de Châtillon-Commentry acceptent de se mettre au service de Bussière, passé entre-temps au grade de Lieutenant-Colonel. En octobre 1886, les études de base sont bouclées, on peut commencer à construire l’appareil.

 

2) L’appareil

Le cuirassement est celui d’une tourelle. Il y a d’abord la muraille, constituée par trois segments cintrés, en métal mixte, assemblés à rainure et languette. Le toit est constitué de deux pièces plates en fer laminé, en forme de demi-cercle, reliées entre elles par des queues d’aronde, l’ensemble étant fixé à la muraille grâce à une série de boulons. C’est donc la même configuration extérieure que pour la tourelle de Saint-Chamond présentée à Cotroceni. L’armement est toujours constitué par deux canons longs de 155 m/m, avec des freins hydrauliques pour absorber le recul. La charpente interne est elle aussi en acier.

L’ensemble du corps de tourelle repose sur l’énorme piston récepteur d’une presse hydraulique. A côté de la tourelle, placé dans une fosse, le contrepoids accumulateur actionne le piston différentiel moteur, à double corps : un corps supérieur pour la pression maximale, un corps inférieur pour la pression minimale. A la suite de pertes internes dans le circuit hydropneumatique, il n’y a pas de mouvement perpétuel. Il faut d’abord lever le contrepoids, semble-t-il à l’aide d’un treuil. Ensuite, on ouvre le circuit du corps supérieur qui délivre 213 tonnes de pression, ce qui est suffisant pour soulever la tourelle qui ne pèse que 184 tonnes. La tourelle se lève, elle se met en " position batterie ", donc prête à faire feu.

Elle peut effectuer une rotation complète aussi bien levée qu’abaissée. Une fois qu’elle a tiré sur son objectif, elle est abaissée pour que ses embrasures soient protégées. Pour la redescendre, le circuit hydropneumatique du contrepoids accumulateur passe du corps supérieur au corps inférieur, grâce à un jeu de robinets. Le contrepoids n’exerce plus qu’une pression de 150 tonnes, et la tourelle s’abaisse, elle se met alors en " position d’éclipse ". Ce vocabulaire employant les termes d’ " éclipse " et de " batterie ", va désormais être utilisé pour tous les cuirassements éclipsables. Le contrepoids n’est pas totalement soulevé par la tourelle, on utilise donc de nouveau le treuil pour le remettre en début de course. Le fait qu’il n’y ait pas de mouvement perpétuel est dû à des fuites internes au circuit, mais aussi à quelques problèmes d’étanchéité. Il faut donc recommencer la manœuvre à chaque fois. La machine à vapeur est d’un type inconnu. Il n’est pas impossible qu’elle ait pu délivrer au départ une pression suffisante pour soulever le contrepoids. Les notices sont incomplètes sur cette question.

 

3) Les critiques

La tourelle Bussière a impressionné les assistants. C’est une illustration parfaite des possibilités offertes par un circuit hydropneumatique. Mais ce système a de nombreux points faibles, révélés par les essais. Pendant les tirs effectués contre la tourelle, un ménisque s’est détaché d’une voûte et en tombant a crevé un tuyau du système hydropneumatique, bloquant le fonctionnement de l’engin. Les joints " Bramah ", utilisés pour assurer l’étanchéité du réseau, ont présenté un manque de résistance à la pression exercée. Mais une fois les réparations effectuées, la tourelle a donné entière satisfaction. Les membres des Services de l’Artillerie ont juste trouvé qu’elle évoluait un peu trop lentement. Quelques reproches ont été formulés quant au toit de la cuirasse, jugé trop vulnérable.

Mais le principal reproche concerne la complexité du système de mise en batterie, ou éclipse, de la tourelle. Il est jugé beaucoup trop fragile. On reproche la présence d’une machine à vapeur. Les responsables du Génie pensent néanmoins que le principe de la tourelle éclipsable doit être conservé. En fait, on trouve que cette machinerie nécessite la présence d’un personnel trop nombreux. Le soldat qui travaillera sur cette tourelle s’apparentera plus au mécanicien qu’à l’artilleur.

C’est ici que l’on trouve une critique assez inattendue, formulée par la Section Technique de l’Artillerie. Cette dernière considère cette tourelle dégradante pour les artilleurs, car les rabaisse au rang de " manipulateurs de vannes " au sein de la fortification. Ce reproche exprime plutôt la crainte de devoir former un personnel d’artillerie spécialisé, qui sera indissociable de la fortification de la fortification et ne pourra pas être employé dans l’artillerie de campagne en cas de nécessité. Si cette tourelle a soulevé quelques polémiques et n’a pas donné entière satisfaction, elle est en tout cas la preuve que le système d’éclipsage peut être appliqué à des grands cuirassements. Mais au-delà de ces problèmes techniques, il reste à remodeler le système de défense de 1874, et à résoudre la question de l’emploi des cuirassements au sein d’une nouvelle fortification. Pendant que se déroulent ces expérimentations, de nombreuses personnes proposent les plans de nouvelles fortifications.

 

C) Le nouvel emploi des cuirassements en France

1) Quelques options

L’un des premiers à proposer un nouveau système est un officier ou sous-officier, qui a écrit un article sous le pseudonyme " Un Pionnier ", dans la Revue d’infanterie française. Il propose tout simplement la supression de tout cuirassement dans la fortification. Cette dernière doit être dispersée au maximum, composée de grands forts à éléments dispersés. Il y a une séparation nette des abris de la crête de combat. Les Batteries, à ciel ouvert, sont aménagées dès le temps de paix et reçoivent des pièces d’un calibre moyen. Si cette fortification dispersée est plus difficile à détruire par l’artillerie ennemie, les batteries ne bénéficient pas de la solide protection qu’est le cuirassement. En refusant l’emploi de cuirassements, il enlève un des avantages de la fortification, qui est d’offrir à ses défenseurs la meilleure protection disponible

Le Commandant Laurent, du Génie, propose un autre type de fortification. Il met surtout l’accent sur la défense des intervalles. Pour lui, la solution qui consiste à utiliser des cuirassements en grandes quantités, comme le fait Brialmont, est une solution intéressante, mais beaucoup trop coûteuse et difficile à appliquer à des fortifications déjà existantes. Il tient compte, dans sa théorie de la présence des forts de 1874, qui occupent chaque fois dans leur secteur le site le plus important. Brialmont avait l’avantage de pouvoir travailler sur des places vides de tout fort. L’action extérieure doit être menée par des tourelles, ou des batteries, installées dans les intervalles. Le flanquement de ces intervalles, et des revers des forts, doit être assuré par des casemates d’artillerie, bien protégées, implantées à l’intérieur des forts. Il pense surmonter son ouvrage par une coupole armée de deux pièces de gros calibre, faisant office d’armement de sûreté.

On a ici deux conceptions très différentes : une qui refuse tout simplement l’emploi de cuirassements, la deuxième qui refuse leur mise en place systématique dans les forts, mais qui y fait tout de même appel en partie. Le commandant Laurent s’inspire des théories du Lieutenant-Colonel Voorduin, Génie Hollandais, qui lui aussi base sa fortification sur une défense efficace des intervalles entre les forts. Bien en marge de cela, on voit réapparaître Mougin, qui propose un type de fort totalement différent.

 

2) Mougin et le " fort de l’avenir "

Il présente son projet en 1887. Il propose un réaménagement complet des places fortes. Leur défense doit être constituée par des solides points d’appui, reliés entre eux par une ceinture continue. Cette dernière est un masque de terre de 3 mètres de haut, derrière laquelle se meuvent des pièces de gros calibre sur affûts-trucs, c’est à dire des canons posés sur des wagonnets. Ce procédé permet de gonfler, en temps voulu, l’artillerie du secteur le plus menacé. L’infanterie dispose d’abris dans tous les secteurs, elle ne reste pas cantonnée dans les points d’appui, qui sont les forts.

Le " fort de l’avenir ", comme le nomme Mougin, est un polygone réduit, construit en béton de ciment, ne laissant affleurer à la surface qu’une toute petite partie. Il constitue une cible réduite pour l’adversaire. Ce fort ne nécessite qu’un petit équipage de spécialistes. Son entrée est très éloignée vers l’arrière. Tout l’armement lourd du fort est placé sous des coupoles tournantes. La coupole principale comprend deux canons longs de 155 m/m, deux coupoles annexes disposent de deux 155 courts. Quatre tourelles éclipsables équipées de mitrailleuses sont chargées de la défense des abords. Enfin, quatre postes d’observation cuirassés complètent la défense par la surveillance des abords. L’entrée est équipée d’une sorte de bloc éclipsable en fer laminé pour ouvrir ou verrouiller le passage. Aucune ouverture n’est présente sur le fort, ce qui voue à l’échec toute attaque surprise.

Mougin propose donc de construire ce type de fort autour des places françaises. Vu de plus près, ce projet est irréaliste. Il suppose la destruction totale des anciens forts, dont on a vu qu’ils pourraient être réaménagés. A l’origine, ce projet a été conçu pour la défense de Bucarest, ville entièrement dépourvue d’ouvrages de défense détachés. On peut se demander jusqu’à quel point Brialmont a eut une influence sur le " fort de l’avenir ". Mougin publie les plans de son fort au moment où Brialmont présente le plan-type des forts qu’il est chargé d’implanter à Liège et à Namur. On ne peut s’empêcher de constater quelques traits communs entre le réduit central d’un fort de la Meuse, et le " fort de l’avenir ". La fortification de Mougin, véritable Brialmont français, serait applicable dans un contexte vierge de toute fortification antérieure, comme Liège, Namur ou Bucarest, mais inapplicable en France.

 

3) Les nouvelles directives

Depuis janvier 1887, un nouveau plan de défense, le plan VIII, est en service. Il prévoit l’organisation de fortifications de première ligne, ainsi que la défense de Nancy, si négligée par Séré de Rivières. Ce plan est basé sur une conception offensive, avec une marche en avant des troupes prévues pour le onzième jour de la mobilisation. Juste avant le début des expériences du Camp de Châlons, l’Instruction Ministérielle du 22 juillet 1887 a institué une nouvelle Commission, chargée de réorganiser les fortifications de 1874. Elle porte le nom de Commission de Révision de l’Instruction du 9 mai 1874. Après les expériences de Châlons, son président, le Général de la Gaille, adresse un rapport complet au Ministre de la Guerre, rapport où la Commission fait le point sur la question des cuirassements. La première chose qui ressort de ce rapport, c’est que les cuirasses sont aptes à subir le tir d’obus-torpilles. Les aspects techniques sont évoqués un peu à part, on insiste surtout sur le nouvel emploi des cuirassements.

Au cours des discussions de la Commission, sur les six membres qui la composent, trois restent opposés à l’utilisation de cuirassements, car ils ne font pas confiance à la fiabilité de ces engins. Un membre réserve leur usage aux forts d’arrêt, il est rejoint sur ce point par les deux derniers membres qui estiment qu’il faut aux forts d’arrêt une " carapace aussi complète que possible ". Il faut donc traiter en priorité les forts d’arrêt.

Pour ce qui est des grandes places, les membres de la Commission regrettent la dispersion de l’artillerie dans les intervalles. En effet, si elle est alors plus facile à dissimuler, en revanche elle n’occupe plus les sites les plus importants, là où sont justement placés les forts. La Commission préconise l’emploi de cuirassements dans les forts des secteurs d’attaque les plus exposés, aussi bien dans les forts qui doivent mener une action de flanquement en protégeant les intervalles, que dans ceux qui doivent jouer le rôle d’un ultime réduit de défense. Les conclusions de ce rapport vont être suivies dans la modernisation des défenses françaises. Il reste encore quelques problèmes techniques à résoudre.

 

4) Les problèmes techniques

Aucun des cuirassements expérimentés à Châlons n’a donné de résultats entièrement satisfaisants. Pour être fixé une bonne fois pour toute sur les matériaux à utiliser, la Commission de Châlons a organisé des épreuves de tir, fin 1888 à la Poudrerie du Bouchet. Les plaques testées étaient en acier coulé, acier martelé au fer laminé et en fer laminé. La Décision Ministérielle du 1er juin 1889, précise que tout nouveau cuirassement devra comporter une calotte en fer laminé et une muraille en acier à blindage. La calotte devra en plus être légèrement bombée. L’avant-cuirasse sera en fer laminé, ou de préférence en acier coulé.

Pour le moment, il n’est pas encore question d’étudier des cuirassements pour armes de petit calibre, on reste aux canons de 155 longs. La tourelle devra être éclipsable, et le mouvement très rapide, afin de soustraire au plus vite les embrasures aux tirs ennemis. Il faut également supprimer tout mécanisme compliqué ou fragile. L’appareil devra être rustique, simple, manoeuvrable par un petit nombre d’hommes sans le secours d’une machine à vapeur. On exige également la présence d’un système de ventilation.

Ces directives visent la tourelle Bussière, qui est le seul gros cuirassement éclipsable à avoir fait ses preuves. De nombreux projets sont élaborés pour trouver la tourelle susceptible de remplir toutes les conditions nécessaires à son adoption par l’armée.

 

IIIème Partie : Vers la tourelle éclipsable (1889-1893)

A) D’autres options possibles

1) La coupole à affûts obturateurs

Le principe de la coupole tournante est condamné, après Châlons, par les militaires français. Ces derniers misent tout sur la tourelle éclipsable. Mais les Usines de Saint-Chamond ne baissent pas les bras pour autant. Encouragés par les travaux qu’ils sont en train de réaliser avec des industries belges pour équiper en cuirassements les forts de Liège et de Namur, Mougin, et son ingénieur en chef, Darnancier, proposent un système pour protéger les canons des coupoles tournantes, et essayer d’intéresser de nouveau l’Armée Française à ce type de cuirassement.

Les ingénieurs de Saint-Chamond ont commencé par supprimer le système du pivot central. La coupole ne repose plus que sur la couronne de galets, placées juste en dessous de l’avant-cuirasse. Sinon, l’organisation générale de l’engin reste la même que pour le cuirassement expérimenté à Châlons. Cette coupole reprend le même aspect extérieur.

La grande innovation consiste en un système d’obturation automatique, qui ferme l’embrasure après le tir des canons. Ces derniers ont deux positions sur leur affût. La première est la position de tir. Une fois que les pièces ont fait feu, elles reculent jusqu’à atteindre leur deuxième position, la position de chargement. En reculant, elles soulèvent un masque métallique qui obture l’embrasure pendant que les pièces sont rechargées. Lorsque les canons sont ramenés en position de tir, le masque se rabaisse automatiquement. Ce système assez simple dans son principe, ne va convaincre personne, que ce soit chez les Belges ou chez les Français. Ce sera en somme un coup pour rien.

 

2) La coupole oscillante

Cet autre projet de Mougin a intéressé les Français, qui l’ont gardé en réserve au cas où aucune solution acceptable ne serait trouvée pour la mise au point d’une tourelle éclipsable. Les Roumains s’y sont également intéressés. Il est présenté par Mougin, et les Usines de Saint-Chamond, en 1888. En gros, cette coupole reprend quelques caractéristiques de la coupole du Camp de Châlons : forme sphérique, pivot central et même armement.

La nouveauté est le moyen de protéger les embrasures. La coupole possède un pivot et des vérins qui lui permettent un mouvement d’oscillation. Pour tirer, elle est basculée vers l’arrière, pour protéger les embrasures, elle est basculée vers l’avant. Pour pouvoir envelopper les embrasures, il faut donner une forme particulièrement effilée à l’avant-cuirasse, ce qui la fragilise en partie. L’ensemble de ce système d’oscillation repose sur une couronne de galets qui permet à la coupole d’effectuer une rotation complète. Le prototype construit par les Usines de Saint-Chamond est présenté aux militaires français qui préfèrent attendre la fin d’une autre étude menée au même moment par un capitaine du Génie, Galopin. Mougin en profite pour perfectionner son système et le rendre plus rapide.

Le 17 mars 1892, une Dépêche Ministérielle, datée du même jour, délègue le Capitaine Galopin avec pour mission d’étudier de près la coupole oscillante de Mougin. Galopin vient de mettre au point un système d’éclipsage que nous allons étudier plus loin. La tourelle oscillante pourrait apparaître comme un concurrent pour le système Galopin, et on peut se poser des questions sur l’objectivité du capitaine Galopin. Il remet son rapport au Ministère de la Guerre le 19 avril 1892. Pour lui, le système oscillant est beaucoup trop fragile, et serait rapidement faussé après quelques tirs. Plus grave est forme trop saillante vers la tourelle de l’avant-cuirasse, ce qui la fragilise beaucoup trop. Un morceau d’avant-cuirasse pourrait, d’après lui, être arraché par un tir ennemi, et venir se coincer contre la coupole, bloquant alors toute manœuvre. Galopin reproche aussi l’absence d’un système de sécurité, empêchant les canons de tirer lorsque la tourelle est basculée vers l’avant et les embrasures recouvertes par l’avant-cuirasse. Ce projet est donc définitivement rejeté par l’Armée Française. Le prototype est récupéré par les Roumains, qui l’installent dans l’un de leurs forts. C’est le dernier projet de Mougin qui sera étudié par les Français.

 

B) Les balbutiements de l’éclipsage

1) La nouvelle Bussière

Elle est présentée dans un dossier daté du 18 octobre 1888, par la Compagnie de Fives-Lille, Châtillon-Commentry s’étant désintéressé de l’affaire. On ne sait pas avec précision si c’est Bussière qui a dirigé les transformations, ou s’il s’agit du bureau d’études de Fives-Lille. En tout cas, les leçons de Châlons ont été retenues. La forme extérieure de la tourelle a été légèrement modifiée. Le toit plat a été remplacé par une calotte légèrement bombée pour mieux encaisser les tirs ennemis. Les parois internes de la chambre de tir ont été doublées par des tôles d’acier, pour éviter d’éventuelles projections de boulons.

Le système d’éclipsage a été légèrement modifié. La machine à vapeur est d’un modèle plus simple à entretenir et plus performant. Le système hydropneumatique a été rendu plus étanche. Les mouvements sont plus rapides et plus précis. Certains mécanismes de manœuvre ont été simplifiés. La montée et la descente de l’engin se font chacune en deux secondes, avec un intervalle d’une seconde entre les deux manœuvres pour permettre aux canons de tirer. Ainsi, le tir d’une salve ne prend pas plus de cinq secondes. Le contrepoids se remet dans sa position de départ sans l’aide d’un treuil, grâce à une pression désormais suffisante, donnée par la machine.

C’est donc un matériel beaucoup plus performant que la première tourelle Bussière. Mais la manœuvre reste compliquée. Le problème principal est que cette manœuvre reste compliquée. Le problème principal est que cette manœuvre reste subordonnée à la présence d’un système compliquée, manquant de rusticité. La présence d’une machine à vapeur gêne toujours les responsables du Génie. Pourtant, il existe un curieux rapport conservé dans les cartons du Service des Cuirassements, non signé, qui conseille d’adopter ce type d’engin en précisant que son comportement a été très satisfaisant. Visiblement, il y a eu désaccord au sein du Service des Cuirassements, et ce sont les opposants à la Bussière qui l’ont emporté, sans doute à cause de l’influence de plus en plus grande, exercée par le Capitaine Galopin, au sein de ce service.

 

2) Le système Souriau

Pour terminer cette liste de projets, il faut quand même mentionner les travaux effectués aux Usines Schneider du Creusot. Il s’agit de la tourelle du Colonel du Génie Souriau. Cette tourelle a été mise au point au sein des Usines Schneider, sans que le projet ait été présenté au Ministère de la Guerre. En effet, le Service des Cuirassements n’en a gardé aucune trace.

Il s’agit, d’après la définition donnée par Souriau, d’une tourelle hydrostatique éclipsable. La construction de cet appareil est basée sur le " principe de l’équilibre indifférent des corps plongés dans un liquide ". Le corps de tourelle repose sur un énorme flotteur, lui-même immergé dans une cuve remplie d’eau. Grâce à ce principe, la force nécessaire pour soulever la tourelle n’est pas très importante. Quatre hommes suffisent pour actionner un treuil servant à lever ou abaisser la tourelle. Chacune des deux manœuvres ne prend que quinze secondes. La tourelle comporte comme armement deux canons de 155 m/m.

Ce système faible, assurant à la tourelle une certaine stabilité, exige néanmoins un aménagement complexe, ainsi qu’un entretien délicat, comme tout ce qui concerne la maintenance d’organes métalliques plongés dans un liquide. Ce projet original illustre bien le foisonnement des idées à l’époque, sur le thème des cuirassements. Il ne semble pas qu’il ait fait l’objet d’une application concrète sur le polygone d’essai du Creusot.

 

C) La tourelle Galopin

1) La gestation

Pendant que tous les projets pré-cités étaient présentés au Ministère de la Guerre, un nouveau système d’éclipsage était en cours d’étude. Le Service des Cuirassements connaît une nouvelle mutation de 1888 à 1890, il se fond peu à peu au sein de la Section Technique du Génie (S.T.G.). Il garde ses propres bureaux d’études, mais doit désormais compter avec les autres services de cette S.T.G.. Au sein de cette nouvelle organisation, on trouve le Capitaine Galopin, qui y exerce une grande influence. L’idée de son système lui est venue peu après les expériences de Châlons. En juin 1889, il présente son projet au Ministre de la Guerre, de Freycinet. Ce projet est celui d’une tourelle éclipsable, manoeuvrable à bras d’hommes. Le Ministre ordonne le 3 juillet 1889 la poursuite des travaux.

Les travaux doivent être exécutés sous la direction de Galopin, aux Usines du Creusot. Mais l’expérience ne doit porter que sur le mécanisme. On admet que pour le reste on se référera à la tourelle Bussière : cuirasse, chambre de tir et armement. Pour éviter de conférer un monopole aux Usines Schneider du Creusot, on demande au Capitaine Galopin de prendre en son nom un brevet d’invention, pour le compte et aux frais du Département de la Guerre.

Le prototype est assemblé sur le polygone d’essai du Creusot. Le système, mis au point par Galopin, est à la fois simple et rustique. Le corps principal de la tourelle est enfermé dans un puits, et repose sur un pivot central. La tourelle est imprégnée d’un mouvement vertical. Deux balanciers, équipés de contrepoids et fixés au bas de la tourelle, facilitent le mouvement d’éclipsage ou de mise en batterie. Ces mouvements sont provoqués par la manœuvre manuelle d’un treuil, aidé par un contrepoids compensateur placé perpendiculairement par rapport aux deux balanciers. La manœuvre de mise en batterie ne prend que cinq secondes, de même que celle de mise en éclipse. La tourelle ne nécessite qu’une équipe de six hommes.

 

2) Présentation et accueil

En juin 1890, le prototype du Creusot est présenté à une Commission d’officiers de l’Artillerie et Génie, présidée par le Général Correnson. Le système d’éclipsage est surmonté d’une cuve chargée d’un poids d’environ 200 tonnes. Le 21 juin 1890, le Général Correnson rédige un rapport , après les expériences du Creusot, où il affirme que le problème de l’éclipse est définitivement résolu. Le 15 juillet 1890, le Ministre de la Guerre, après avoir approuvé le rapport du 21 juin, adresse une dépêche au Président de la Commission de l’Instruction du 9 mai 1874, où il affirme : " Nous possédons donc dès à présent un type de tourelle supérieur à tout ce qui existe à l’étranger et je serai en mesure de donner des ordre d’exécution dès que la Parlement m’aura accordé les fonds nécessaires ".

Le 7 août 1891, le Ministre de la Guerre passe un accord avec Schneider, pour la fourniture d’une tourelle complète. Le prix de la tourelle est fixé à 850.000 francs, il sera abaissé à 800.000 francs. Le 4 juin 1892, une Dépêche Ministérielle crée une nouvelle Commission, de nouveau présidée par le Général Correnson, pour évaluer la nouvelle tourelle. Les expérimentations se déroulent du 17 juillet au 11 août 1892. La tourelle donne entière satisfaction. Le Ministère de la Guerre décide la commande de quatre autres engins.

C’est donc un succès complet pour Galopin. Pour moderniser certains de ses forts, la France se lance à nouveau dans la constructions de cuirassements pour armes de gros calibre. Les grands cuirassements vont désormais connaître une évolution à part. Les tourelles Mougin de 1878, ont fait l’objet de tests durant toute cette période où on a expérimenté des prototypes, de 1889 à 1890, expériences qui sont passées presque inaperçues. Des projets de petits cuirassements ont été faits. Cette évolution du matériel, qui commence après Châlons, qui suit l’évolution des fortifications, va se poursuivre jusqu’en 1914.



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