Le chantier de l'ouvrage d'artillerie du Schoenenbourg


TEXTES EXTRAITS DU ROMAN "LE BLOC 3"
Roman écrit vers 1940 par M. Eugène LEIBENGUTH.


7 - LA MISE EN PLACE DE LA TOURELLE :

Depuis sa reprise de service, l'ingénieur a passé chaque jour au bloc 3 pour suivre les progrès du montage. La vaste rotonde à ciel ouvert qu'avait offerte le gros œuvre du béton, lisse et nue, rappelant vaguement quelque chapelle byzantine avec ses absidioles dont la voûte serait tombée, se remplit de métal.

Sur un encorbellement, à quelque hauteur des murailles, d'énormes voussoirs d'acier prennent appui pour former un dôme auquel aurait manqué la lanterne. De la sorte, le jour cru se trouve réduit à la pénombre qui convient aux sanctuaires. Car ce doit être un sanctuaire de la guerre et de la mort qu'on érigeait là.

Au centre de la salle on dresse l'autel. Des profilés géants l'encadrent et le soutiennent ; ils forment avec d'autres aciers savamment combinés, avec des roues dentées, des manivelles, des leviers, des contrepoids, un ensemble barbare et étrange qui de suite inspire le respect. Finalement un cylindre aux épaisses parois d'acier, recouvert d'une calotte d'acier, est venu couronner le tout et obstrue l'ouverture laissée par les voussoirs.

Aidés de leur seul pont roulant, Rollin et ses compagnons mettent en place tous ces éléments, se jouant de leur poids. L'ingénieur ne sait s'il devait davantage admirer les énormes masses de métal mises en jeu sans difficultés apparentes, ou la précision du travail de toutes ces pièces qui malgré leur poids ou leurs formes compliquées s'ajustent exactement. Il se sent tout petit alors devant ce mystérieux engin de mort.
"C'est tellement bien conçu votre machine ; ça doit consoler d'en mourir, rien que de savoir que c'est elle qui vous donne la mort", dit un jour le chef de Rollin, venu inspecter.
"Modérez vos expressions, jeune homme", fut la réponse ; "si jamais ma tourelle doit se mettre à cracher, j'aime mieux me planquer dans vos galeries".
Ces mots le consolent quelque peu. Mais bientôt après il se juge définitivement indigne de dénouer les cordons des souliers de ce prince inconnu de la mécanique ; on en vient aux essais de réglage des cuirassements.


UN CHEF-D'OEUVRE DE MECANIQUE
Un beau matin, remonté des galeries, il passe devant le bloc. Débarrassé des échafaudages, avec la calotte d'acier posée sur l'ouverture de la lanterne du dôme qu'elle attire hermétiquement, le bloc présente depuis deux jours l'aspect d'un immense œuf sur la plat. La peinture protectrice rouge-vif du métal renforce singulièrement cette impression.

Soudain l'ingénieur voit la calotte se détacher du béton et s'élever, mue par une force invisible. Il reste cloué sur place de saisissement. Tout le monstrueux bloc d'acier monte d'un mouvement régulier et sûr. Arrivé en fin de course, il se stabilise un instant, profilé net et menaçant sur le ciel bleu pâle. Puis il se remit en mouvement, cette fois pour tourner sur lui-même. Deux secondes encore il s'attarde à contempler la paroi lisse du cylindre où apparaissaient, à intervalles réguliers, trois fentes étroites et oblongues par quoi se précipiterait la mort.

Ensuite il court se jeter dans le monte-charge le plus proche, se fait descendre, et dans un sprint affolé il gagne, par les souterrains, le puits du bloc 3. Quatre-à-quatre il en remonte l'escalier pour voir au plus vite le moteur inconnu de l'immense machinerie.

Dans l'ancienne rotonde, pourvue à présent d'un éclairage électrique, il tombe sur un noir qui paisiblement tourne une manivelle. Rollin, juché sur une échelle qui se perd dans les hauteurs, semble vérifier une mesure ; dans une niche un troisième monteur lime une pièce de métal, fixée dans un étau, d'autres encore s'affairent après la machinerie, sans cependant paraître exercer un effort quelconque. Aucun ronron de moteur quel qu'il fût ne résonne dans la salle.


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