Baptême du feu à l'ouvrage de Schoenenbourg
LA «DROLE DE GUERRE» :
Léquipage de louvrage sétait constitué le 24 août 1939 à la mesure 41 qui avait précédé la déclaration de guerre et la mobilisation du 3 septembre 1939. Notre vie militaire avait été depuis lors, pendant près de 10 mois, consacrée à la garde et à linstruction; elle avait été coupée dune période de permissions en décembre 1939.
A partir du 10 mai 1940, date de lattaque allemande par les Ardennes, la vigilance fut redoublée, mais les activités de guerre étaient espacées.
Nous eûmes deux tués, le guetteur Devaux, décapité dans sa cloche au bloc 5, par un obus allemand éclatant devant le créneau le 26 mai et, le 4 juin le canonnier Derrendinger à la suite de léclatement du tube de 120mm, dun canon placé à lextérieur de louvrage, ce canon était servi par le peloton de tourelle de 81.
Le 13 juin, une partie des troupes dintervalles de la fortification furent repliées en même temps que les divisions de campagne en position en Alsace, sur ordre du général Weygand qui avait succédé entre-temps au général Gamelin, au Grand Quartier Général.
Quavaient fait jusqualors les armées de lair? Nous avions assisté en septembre et octobre 1939 à des duels davions de chasse se manifestant par de grands bruits de moteurs invisibles en altitude, lun deux senflammant parfois, faisant apparaître une ligne de fumée traçant une trajectoire descendante, nous ignorions si cétait un Français ou un Allemand.
Cette activité aérienne avait repris au mois de mai 1940, les chasseurs étant remplacés par des bombardiers annoncés par leur sourde ed grandissante rumeur dont les vibrations étaient souvent accentuées par le phénomène que les acousticiens nommaient le battement.
Les canons français de Défense Contre Avions envoyaient alors des coups fusants aussi haut que possible; leurs éclatements noirs natteignaient pas les vagues daéronefs qui avaient choisi une altitude de croisière assez élevée pour passer impunément vers leurs objectifs en Lorraine ou dans lAisne.
LA VIE A LOUVRAGE :
Ces rares événements de guerre maintenaient dans louvrage une ambiance sérieuse tempérée par la camaraderie militaire. Nos fantassins montaient une garde dont la vigilance était entre-tenue par des rondes nocturnes dofficiers, ils patrouillaient aussi aux abords de louvrage. Nos artilleurs se livraient chaque jour à des exercices en liaison avec les observatoires cuirassés de la ligne fortifiée, et ceux plus légers qui, jusquau Geisberg, au dessus de Wissembourg, pouvaient parfois déceler des mouvements de troupes allemandes.
Nos sapeurs électromécaniciens entretenaient avec soin les matériels et avaient procédé au raccordement avec le câble dalimentation souterraine en énergie électrique, travail retardé par le manque de crédits.
Le chef de bataillon Reynier, commandant louvrage, ayant combattu sur le front français de 1914 à 1918, puis au Maroc et, enfin en Syrie en face des Druzes et des Kurdes, savait maintenir à la fois la cohésion des esprits et le souci de la perfection tactique et technique dans lemploi de nos armes. Ce long préambule est nécessaire pour comprendre que le premier bombardement, le 19 juin 1940, est survenu sur un ouvrage dont les hommes étaient aussi bien préparés que possible selon les idées et les méthodes du moment.
19JUIN :
Jen viens à des souvenirs personnels: Il faut encore dire que, depuis le matin de ce jour, la 215e l.D. allemande semployait à traverser de vive force la ligne de casemates des basses Vosges, à une douzaine de kilomètres à louest. Dans ces collines boisées, nous étions sans observatoire depuis le repli du 13 juin et lennemi en profitait. Le commandant Reynier lavait appris, mais ne nous avait pas encore fait part de cette nouvelle inquiétante.
A mon ordinaire, jallais et venais par les galeries, visitant chaque sapeur à son poste, sans souci du monde extérieur, faisant en sorte que tout fonctionne dans louvrage. La mission du commandant du génie dun ouvrage sapparente alors à celle du chef dentretien dune usine. La nouvelle se répandit dans la matinée que des avions bombardaient le Four à Chaux. A midi, à la popote, nos artilleurs en partaient, dans laprès-midi, je trouvais un moment pour aller voir en sortant par le bloc 1, casemate flanquant le réseau de rails vers louest et doù la vue vers la crête du Hochwald est fort dégagée.
Il faut savoir que le passage à travers le béton se fait par un goulot coudé dans lequel on peut marcher genoux pliés et dos à lhorizontale, ce goulot sobture par une porte blindée en dedans, ainsi que par une forte grille, et il débouche au fond du fossé diamant. Il faut ensuite grimper par des crampons en fer les cinq ou six mètres de la profondeur du fossé et se rétablir devant les créneaux et sous la visière en béton, en plein soleil.
Plusieurs hommes se trouvaient dehors et jallais avec eux voir le trou de tir contre aéronefs creusé suivant un modèle qui avait été diffusé dans linfanterie. Le sergent chef Lorthioir, ardent chef du bloc1 et le caporal chef Cardot occupant ce poste de tir men firent les honneurs, impatients de lutiliser, impatients donc que les avions allemands sapprochent. Voici tout ce quun gros ouvrage de la C.O.R.F. possédait comme organe spécifique de tir antiaérien; il était dû à linitiative de nos fantassins et avait été creusé depuis quelques jours. Il était tenu par un sous-officier décidé, qui clamait quil ne ferait pas bon sapprocher du bloc 1.
Pendant que nous parlions, un avion léger allemand (sans doute celui qui portait le directeur de tir des Stukas) patrouillait au dessus de Birlenbach et nos tireurs sexerçant à le viser, lui envoyèrent une salve.., sans résultats en raison de la distance.
LES STUKAS SUR LE HOCHWALD-OUEST :
La rumeur sourde des chasseurs-bombardiers approchant en altitude saccentuait. Nous vîmes alors se succéder, sans doute aux ordres de lavion léger dobservation, à raison dune ou deux par minute, les attaques individuelles en piqué sur le Hochwald-Ouest. Cétaient les Stukas. Leur objectif, à 7 kilomètres de nous, nous était caché par la crête boisée dont les points remarquables, du Sud-Ouest au Nord-Ouest sont :
Le chasseur-bombardier piquait avec un bruit strident et disparaissait derrière la crête un peu à droite du Pfaffenschlick. Nous le perdions de vue à laltitude de 420 m, soit 80 mètres au-dessus du sol. Il ne lâchait ses bombes quà 30 à 40 mètres de son objectif en commandant la manoeuvre de ressource qui allait remettre lappareil en vol horizontal.
Nous entendions une explosion et alors que nous disions au bout dun moment « Le salaud a été au tapis», il reparaissait dans un vol incertain du côté du Pigeonnier...
Après ce bombardement du Hochwald-Ouest dont jai été spectateur avec quelques gradés et hommes, la vie ordinaire reprit au Schoenenbourg.
LES STUKAS SUR LE SCHOENENBOURG :
Les officiers allaient se mettre à table au P.C. lorsque retentit un vacarme dont lébranlement venait à la fois du sol et par latmosphère des galeries. « Cest pour nous !».
Nous partîmes ensemble, les trois capitaines: Cortasse, commandant lartillerie, Kieffer, commandant linfanterie et moi-même, commandant le génie.
Nous avions fait 50 mètres quand survint un homme, courant en bras de chemise, nous annonçant, tragique, "au bloc 1 ils sont tous morts". Nous le fîmes stopper avec lordre de garder le silence : "tais-toi, tu nas rien vu". Il sortait du sas du bloc 1 un nuage noir et poussiéreux. Kieffer sy engouffra, nous en reparlerons plus loin.
BLOC 4:
Bien tranquille, tout le personnel avec ses chefs, se trouvait dans la galerie. Cortasse (leur supérieur hiérarchique) les regardant sous le nez, leur dit à voix basse "Que faites-vous ici, ce nest pas votre poste"?
Jai admiré le calme du capitaine Cortasse, et leffet, sur ces hommes troublés, dune voix qui savait rester affectueuse. Je grimpais quatre à quatre lescalier du bloc 4 pour aller faire un tour dhorizon à la cloche observatoire. Bien que peu familier avec le périscope, jeus limpression que les dessus, labourés par les bombes, étaient déserts. Je craignais par dessus tout une attaque surprise de troupes allemandes dans la foulée de la préparation par les bombes. Ce nétait pas le cas. Redescendant aussi vite, je vis les canonniers penauds remontant vers le bloc quils nauraient pas dû quitter, en recommandant aux observateurs de vérifier quil ny ait pas dennemis sur louvrage.
BLOC 3:
Selon Cortasse, un scénario analogue dabandon de poste sétait produit, il y avait remis bon ordre, alors que jétais dans le haut du bloc 4.
BLOC 2:
Le chef de bloc avait pris une initiative qui nétait compatible avec aucun cas étudié pendant toute la drôle de guerre. Il avait pris soin de revoir son effectif dans le sas entre les deux portes bien fermées, cest à dire sans possibilité de renouveler lair, et il avait fait mettre les masques à gaz en position de protection. Autrement dit, ces quinze hommes portaient le casque, et le masque sur la figure. Cétait inattendu.
Et aussi les explications du chef de bloc: "Mon Capitaine, jai jugé que le sas était lendroit le plus solide du bloc, où nous serions le mieux à labri".
Il ma fait prendre conscience du désir de tout homme de sabriter le mieux possible des projectiles ennemis. Celui qui est dehors se met dans un trou, sous une tôle, dans une cabane ou un abri sous terre en enviant le sort de celui pour lequel la Commission dOrganisation des Régions Fortifiées a fait prévoir une dalle de béton spécial de plusieurs mètres dépaisseur. Celui-ci, à son tour est tenté doublier son devoir pour descendre lescalier qui soffre à lui. Cest ainsi que le vacarme, les vibrations et le balancement des locaux distraient de la mission souventes fois répétée.
Il est dailleurs aisé de reprendre en main un personnel entraîné en le remettant dans un cas connu: quand jai répondu que cétait au bloc 2 dassurer la défense rapprochée, le même chef a fait remonter son monde à la cloche et à la tourelle sans perdre une seconde.
BLOC I : (casemate de flanquement du réseau).
Revenant dans la galerie, jen étais resté au nuage de fumée sortant du sas ouvert et à Kieffer allant voir "sils étaient tous morts". Il sétait écoulé un petit quart dheure et le bombardement était terminé. Entre-temps, les sapeurs avaient fermé le sas et actionné le régime normal de ventilation. La fumée sétait dissipée.
Voici ce qui sétait passé: Lorthioir et Cardot étaient restés dans leur trou, comptant faire un carton avec leur fusil-mitrailleur. Quelques hommes au bord du fossé diamant attendaient et regardaient leur chef et les avions. Ceux-cl avaient organisé en altitude un carrousel quils quittaient lun après lautre, pour plonger pleins gaz avec un bruit de sirène. Le spectacle grandiose les retenait à lextérieur, où était leur chef. Les bombes amorcées avec retard, senfonçaient dans le sol avant déclater. Pour bénin que soit leur effet sur le personnel en pareil cas, les spectateurs furent culbutés dans le fond du fossé, la figure criblée de sable et de gravier projetés par les explosions. Le souffle fut assez violent pour déculotter celui qui se trouvait dans le goulot de lissue de secours, au fond du fossé, comme je lai indiqué. Il avait les fesses criblées, comme les autres la figure.
Le souffle avait causé quelques désordres dans les canalisations en tôle des filtres du régime gazé, mais peu de chose. Quant à nos vaillants et courageux tireurs, aucune bombe navait atteint leur trou. Ils répétaient quils avaient vu la figure du Fritz et quils lavaient touché. De fait nous trouvâmes le soir des débris de tôle en métal léger, arrachés de quelque empennage par les balles.
Saluons ces braves gens ayant le culot de tirer sur un avion qui descend en ligne droite sur eux, plein gaz, dans un vacarme que les témoins cherchaient vainement à décrire de sang froid. Ils ont eu lun et lautre les tympans crevés, mais nont pas perdu leur allant. Je les ai retrouvés à tinfirmerie une demi-heure après où ils se moquaient tous ouvertement les uns des autres, le toubib ayant pommadé les peaux noircies. Ils avaient lair de clowns, en repartant pour le bloc 1.
EFFETS DE CE PREMIER BOMBARDEMENT :
Selon le livre du commandant Rodolphe, vingt avions nous ont attaqués ce soir là. Daprès les dimensions des entonnoirs (diamètre 16 m, profondeur apparente 5,5 m), nous avons estimé à 1000 kg le poids unitaire des grosses bombes. A la tombée de la nuit, calme et fort belle, nous étions une quarantaine sur les dessus la douzaine de sapeurs-mineurs avec des pelles et des pioches nettoyaient les champs de tir des tourelles et des cloches, ainsi que les champs dobservation.
Jai dit que ces bombes avaient été amorcées à retard pour pénétrer dans le sol. Celles dentre-elles qui étaient tombées sur les blocs avaient rebondi avant dexplosent le béton avait donc peu souffert, écorché sur quelques centimètres. Les fers superficiels apparaissaient par endroits soulevés; la remise on ordre ainsi comprise fut rapide. Nous ne pouvions rien sur les vastes entonnoirs creusés dans lé sol, excepté de les situer sur un plan.
ENSEIGNEMENTS DE CE PREMIER BOMBARDEMENT :
A première vue, tout sétait bien passé, ou à peu près; puisque les armes navaient pas subi de dommage et que tout léquipage avait expérimenté la solidité du béton et des cuirassements. Sa confiance et son moral on étaient sortis renforcés.
Jamais nous navions eu autant confiance dans notre ouvrage que ce soir où le gouvernement français, réfugié à Bordeaux, ayant demandé larmistice depuis deux jours, attendait triste- ment une réponse de lAllemagne. La Wehrmacht continuait à affluer sur les routes françaises et allait entrer à Bayonne. Pendant ce temps, à sept kilomètres de Wissembourg, nous avions un moral dacier. A la vérité, ce jugement mérite des nuances, que serait-il advenu si le flottement des hommes des blocs avant navait été enrayé, si les officiers ne sétaient trouvés à temps pour faire ce qui nétait que leur devoir.
Le lecteur voudra bien méditer ce que je vais maintenant développer. Lentraînement du personnel et son instruction théorique et pratique sont indispensables, cest ce que nous avions fait pendant dix mois. Mais rien ne vaut la pratique du feu pour faire des soldats.
Cette vérité de La Palice a été méconnue jusquen 1940. Les hommes et les gradés du Schoenenbourg, habitués à la quiétude des locaux sous béton ont été surpris par les coups de roulis de lexplosion, par son vacarme, par la chute de bidons ou de caisses. Dans un autre ouvrage ce fut la rupture dune conduite deau, ou encore la coupure délectricité due à un disjoncteur ébranlé.
Du fait de leur entraînement, ils se sont retrouvés à leur poste dès quune voix calme leur a rendu confiance en remettant les événements à leur juste valeur. Ayant éprouvé la solidité du béton, ces personnels maintenant aguerris ne se lais- seront plus abattre. Il faut dire aussi que ce bombardement na duré que dix minutes ou un quart dheure.
Aurions-nous pu opérer le rétablissement dans un vacarme de plusieurs heures comme à Verdun en l9l5 ou à La Ferté le 18mai 1940, que serai t-il advenu si la 246e division allemande qui était devant nous avait lancé des voltigeurs aussitôt après les avions, comme ce fut le cas le lendemain 20 juin 1940 à la casemate dOberroedem-Nord?
Une telle attaque par surprise de nos blocs dégarnis aurait eu bien des chances de réussite. Quatre chefs de blocs actifs, ainsi que leurs équipages, avaient en effet abandonné leurs postes de combat. Au bloc 1, il sétait porté on avant, pour une mission urgente de tir contre avions, mais non prévue par les règlements. Cétait courageux, mais il avait laissé sans ordres ses hommes, aussitôt mués on badauds. Aux blocs 3 et 4, les équipages encadrés étaient descendus dans la galerie principale. Au bloc 2, par une initiative mal raisonnée, le personnel était privé de ventilation.
La 246e l.D. aurait encore pu se tailler un léger avantage on envoyant quelques fusants pour harceler le personnel à découvert évoluant jusquà minuit sur les dessus. Le commandant Reynier, vieux baroudeur, devait sen inquiéter car il nous pressa de rentrer dès que nous Reynier, vieux baroudeur, devait sen inquiéter car Il nous pressa de rentrer dès que nous eûmes terminé les constatations ainsi que les quelques travaux permettant à louvrage de retrouver ses moyens daction.
Ce flottement dans les esprits tenait à ce que les dix mois dentraînement sétaient passés dans le calme. Nos règlements navaient pas prévu lécole du vacarme.
La chose navait pas échappé à certains, notre professeur demploi des armes à lEcole dApplication du génie en 1935, le chef descadron Gazin, préconisait dexercer les futurs défenseurs de la fortification dans les casemates sur lesquelles seraient dirigés des tirs réels de gros calibres.
Faute dimagination ou de crédits, ces conseils nont pas été suivis. Cette méthode nétait pourtant pas neuve, jen donnerai deux exemples: lentraînement de la milice de Strasbourg qui en 1590, à la plaine des Bouchers, manoeuvrait sous le feu de couleuvrines tirant sur une cible placée à 280 m, sans autre considération de sécurité. Ceci sous les yeux des badauds et des curieux. Ny a til pas de meilleur exemple où la population et non seulement les artilleurs et les fantassins éprouvent le grondement et le bruit du tir? (Daprès une estampe de la bibliothèque universitaire de Strasbourg).
Le second exemple est plus connu et plus récent, le général de Lattre de Tassigny (avant dêtre nommé maréchal à titre posthume) faisait exercer nos troupes sur le parcours du combattant sous le tir des mitrailleuses.
Concluons dans le cadre des fortifications en transmettant à nos chefs de lavenir le conseil de 1935 du commandant Gazin, exercez les défenseurs de la fortification à lécole du vacarme. Le meilleur équipage, le plus courageux, ne sera pas alors inhibé par la résonance du combat.
Pierre Stroh,
ancien
capitaine commandant le génie de louvrage de
Schoenenbourg.
Le bloc 4