Lettre de Pierre Stroh, ancien commandant du génie
au Schoenenbourg, datée du 18 mars 2001
Mon cher Jean-Louis Burtscher,
Vous m'avez fait grand plaisir en rappelant les souvenirs (parus dans le
bulletin 1/2001) de 1997 de Lucien Sahuc, concernant le capitaine Cortasse et la
vie au PCA.
Exiguïté des locaux au Schoenenbourg.
L'ouvrage est construit dans un terrain de marnes blanches et, vers les blocs 5
et 6, des sables fins baignés d'eaux souterraines. Les travaux souterrains ont
coûté particulièrement cher et consommé une bonne partie des crédits. De ce
fait, mes prédécesseurs ont réduit l'importance des locaux, tant au PC qu'au
casernement.
C'était d'autant plus malheureux que les régiments de forteresse, au fur et à
mesure qu'ils analysaient leurs missions, créaient de nouveaux postes (qui généraient
de nouvelles dépenses).
Les locaux contenaient difficilement les effectifs prévus en 1929 et devaient
loger les effectifs calculés en 1935, qui étaient supérieurs.
On a logé un peu partout des hommes à des endroits disponibles ; exemple : le
sergent-chef Pruvost du 15e génie a installé sa douzaine de sapeurs de chemin
de fer dans un espace plein de courants d'air, au pied du bloc 7. Il a utilisé
des planches, ce qui était contraire aux règlements mais s'est révélé
commode. Ces hommes vivaient là, pépères en famille.
Ancien mineur du nord, ayant l'habitude de travailler en souterrain, il a fait
clouer des bat-flancs en bois et avait ses hommes sous la main.
Au PC, la CORF avait prévu de coucher six calculateurs dans le petit local
accessible de la galerie. Le commandant avait besoin d'une popote pour les
officiers, il les a expulsés. Mais il a obtenu un stock de hamacs de la marine
pour lesquels j'ai fait sceller des supports de traverses en forme de U, à
2,50m du sol ; les calculateurs y ont accroché leurs hamacs, ils y grimpaient
par un rétablissement, comme à la barre fixe.
La porte du couloir côté sud a été maintenue fermée pour éviter les
courants d'air et les passants. J'accédais à ma chambre, en face du local téléphonique,
en passant sous les hamacs.
Note - 1 - A cet égard, le Hochwald est d'autant plus spacieux que le génie réutilisait
les moellons en grès rose extraits des locaux souterrains. C'est pourquoi, le
casernement du Hochwald est si spacieux qu'il a été envahi le 14 juin 1940 par
l'Etat-major du S.F.H. Ce qui était un scandale et risquait de perturber le
service intérieur des équipages des deux ouvrages Est et Ouest. Nuninger l'a
écrit dans ses articles. Le Lt-colonel Schwartz aurait mieux fait de
s'installer dans un des abris d'intervalle.
Note 2 - Dans les chambrées, avec les lits à trois étages, des musettes
pendues partout, des valises sur le sol, l'atmosphère était à couper au
couteau. D'autant plus que la ventilation était mal conçue.
Le projet initial supposait que l'air pur entrait par les blocs 7 et 8 et que
l'orifice d'aspiration de la ventilation de la caserne était à la voûte, côté
caserne. Il y est peut-être encore (oui).
Mais le puits de l'entrée des hommes logeait de grosses canalisations chaudes :
circuit d'eau des aérorefroidisseurs, échappement des moteurs. L'appel d'air
était tel qu'il primait toute considération des calculs. Résultat, les odeurs
des cuisines se retrouvaient à la caserne et rendaient l'atmosphère désagréable.
Le commandant et moi aurions bien voulu modifier cette ventilation, pour
chercher l'aspiration d'air au-delà des cuisines et bénéficier de l'air pur
de l'entrée des munitions. Il eût été facile d'ouvrir un chantier de tôlerie
dans les galeries et les fermer par moment au passage. Ce n'était pas faisable
dans l'ouvrage occupé à effectifs complets. Nous y avons renoncé.
J'ai relaté ces détails dans mon rapport, en 1941 - un ami m'en a fait récemment
des copies - je vous en joins une à la présente lettre. Si vous avez déjà ce
texte, transmettez-le à Marc Halter ou à toute autre personne qu'il peut intéresser.
- Voyez figure 3, dernière page.
Popote des officiers -
Elle était le seul local interarme et la camaraderie des commensaux permettait
de régler aisément les problèmes. Nous y mangions en deux bordées de dix ou
douze , à midi et treize heures, à 19 et 20 heures. Nous avions un homme, nommé
Le Floch, qui nous apportait les plats et faisait la vaisselle.
La décoration de la popote avait été faite par le même qui a fait la chambre
de Cortasse. Avec du contreplaqué verni et des éclairages indirects logés
entre le contreplaqué et la maçonnerie.
Le commandant présidait au bout de la table et nous racontait au besoin des
histoires grivoises, d'un air de ne pas y toucher. Nous avions tous beaucoup de
respect envers lui, il était juste et bon, on ne lui connaissait pas de surnom,
c'est tout dire ! Tout le monde parlait de lui en le nommant "Le
Commandant".
Sahuc n'a jamais eu connaissance de problèmes entre les officiers, moi non
plus. Ce bon esprit était dû à la justice du commandant et à la franchise de
nos propos de table. Un autre élément aussi, nous chantions à l'improviste
des airs simplets souvent lancés par Audran, l'officier chimiste, ou officier
"Z", ou Peyrou, sous-lieutenant d'artillerie de réserve, tous deux
grands étudiants au milieu des adultes.
L'une d'elles me revient :
- Au fond de l'océan, les poissons sont assis,
attendant patiemment que les pêcheurs soient partis
attendant que les pêcheurs soient partis, ah ah, ah !
Ohé du bateau, du grand mat, de la hune, ohé !
...
Je n'en ai que des bribes, d'ailleurs, les paroles variaient.
Et aussi : - Le 31 du mois d'Août -, aux nombreuses strophes avec le refrain :
"Et merde à la reine d'Angleterre qui vous déclare la guerre !"
Nous avons essayé une variante :
"Et merde pour ce cochon d'Hitler...", mais elle était musicalement
inacceptable.
Aux retardataires, Michaud, vieux lieutenant qui commandait le bloc 3, entonnait
( et nous reprenions en coeur):
"Si tu étais venu, tu aurais mangé de l'andouille,
Comme t'es pas venu, elle est restée pendue".
Ce défoulement entretenait la bonne entente interarme.
Le capitaine Cortasse (commandant de l'artillerie du Schoenenbourg).
Le capitaine Cortasse était né en Algérie, à Bardj Bou-Arreridj. Il était,
comme écrit Sahuc "calme, souriant, compétent", avec une nuance de
tristesse. Etant "Pied-noir", comme on ne disait pas encore, il est
normal qu'il ait fait une partie de sa carrière en Algérie.
Il avait fait la guerre de 14, sans doute sur le front français, il était donc
plus âgé que moi, mais nous nous sommes tutoyés. Il avait des solutions
simples et savait occuper son personnel, parmi lesquels des officiers de son âge,
le capitaine François (?), le lieutenant Lorrain, avocat à Nancy,
qui l'aidaient dans l'instruction et les exercices que relate Sahuc.
Ils ont beaucoup travaillé à la mise au point des tirs indirects encadrant
l'objectif sans préparation, ce qui a beaucoup économisé les munitions
pendant les jours de tir en juin 1940.
Sahuc mentionne les manoeuvres de soutien mutuel, je pense qu'il veut dire
protection réciproque ou épouillage Dans ce cas, le canon de 75 ou la
mitrailleuse tire sur l'ouvrage voisin ou la casemate voisine supposée attaquée
par l'ennemi. Ce dernier est à découvert et vulnérable. Les armes sous béton
ne craignent rien.
Sahuc mentionne aussi les manoeuvres concentrées de feux sur un objectif
important. Je ne crois pas que nos artilleurs aient souvent concentré leurs
feux en juin 1940, car il n'y en a pas eu besoin. La concentration de plusieurs
batteries était une méthode de 14/18 ; comme la dispersion des impacts était
plus grande que dans l'artillerie de forteresse, il fallait pilonner les tranchées
adverses pour faire cesser le tir allemand.
A Verdun, en 1916, on préparait en calculant et en déplaçant des pièces
pendant une heure, une concentration de feux qui pouvait durer des heures. A
Schoenenbourg en juin 1940, une patrouille allemande était encadrée trois
minutes après qu'un observatoire l'ait localisée au périscope.
Le calculateur Sahuc choisissait les cartons à l'échelle du 1/10.000e, il
cherchait sur les coordonnées de l'observatoire et pointait son crayon sur la
patrouille allemande, et livrait les coordonnées qu'il allait prescrire à la
tourelle par le téléphone.
On l'appelait "calculateur" ; tout était préparé depuis que le
carton avait été tracé. Ce n'était pas là le gros du calcul.
Les artilleurs apportaient des éléments de correction selon la munition et le
lot de poudre (corrections balistiques), selon le vent et la température et la
pression de l'air (corrections aérologiques), selon l'usure du tube.
C'est un domaine que je connais mal et il est normal que les calculateurs aient
eu à s'entraîner.
Présence du commandant Reynier au P.C.A.
Il y avait une bonne raison à ce que le commandant ne pénètre pas au PCA,
c'est la jalousie du chef d'escadron Rodolphe. Vous le connaissez par son livre
"Combats sur la Ligne Maginot". Rodolphe a eu le grand mérite de
faire tenir le journal de bord par le Lt Skorochod et de le publier après la
guerre. Il était aussi un ardent et zélé patriote ; son ancien ordonnance
racontait vers 1980, au repas de l'amicale, la manière dont il lisait à madame
Rodolphe l'Echo de Paris - ancêtre du Figaro - en déplorant les audaces
d'Hitler et les insouciances de nos hommes politiques. Dans son zèle à bien
faire, il entendait vérifier les détails, même en dehors de son domaine
d'artilleur.
Le commandant Rodolphe (commandant du groupement d'artillerie du S.F.H.).
En 1938, je venais de Haguenau une ou deux fois par semaine faire l'avenant de
l'entreprise Thierrée qui faisait des drains et appliquait des enduits étanches
au Schoenenbourg. Il m'arrivait de rencontrer Rodolphe qui venait souvent de
Drachenbronn. Chaque fois, il trouvait le moyen de m'expliquer que Thierrée s'y
prenait mal et aurait dû commencer par l'autre bout, ou travailler ailleurs que
le génie l'avait prescrit. J'ai compris plus tard, qu'en artillerie de
forteresse, Rodolphe entendait appliquer les méthodes de l'artillerie de
campagne de 1918, en particulier les concentrations d'artillerie. Cortasse, en
silence, le laissait dire et Reynier, finaud, ne s'en mêlait pas. Je n'ai vu le
commandant qu'une fois dans le P.C.A, la nuit du 17 juin dans laquelle s'est
replié le P.A. 7 du lieutenant Meyer.
Cortasse avait demandé conseil à Reynier qui avait été aux avant-postes et
préparé des tirs pour encager le P.A. 7 ; tirs numérotés sur les chemins
creux ou les limites que Meyer pouvait surveiller autour de lui. Quand Meyer
demandait le tir n°2, Cortasse savait qu'il devait arroser d'obus le bosquet n°2
où Meyer apercevait les Fritz. Tout ceci se passait dans la lumière tamisée
du P.C.A. Personne ne se serait douté que, penchés sur le plan directeur,
Reynier et Cortasse s'occupaient de sauver la vie d'une vingtaine de Français
du 79e RIF se repliant d'Aschbach vers le Sud.
Photocopies disponibles à Lubersac :
Je n'en ai pas le catalogue
Je peux vous en adresser le contenu de deux porte-livres grand format, y compris
mon texte sur la défense de la Maurienne.
Si vous voulez tout le stock, il vaudrait mieux le chercher en voiture.
Le plus rigolo serait de vendre à l'entrée du Schoenenbourg "Le rôle
historique des places fortes" par le capitaine de Gaulle. La photocopie
reproduit le texte paru en 1925 dans la Revue Militaire Française de l'éditeur
Berger-Levrault. Il faudrait être en règle avec la législation des droits
d'auteur.
Avec mes amitiés
Pierre Stroh
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