Hommes





Témoignage du capitaine Léon MICHEAUD

 

Commandant du bloc 3 du Schoenenbourg en 1939/40

 

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Note au lecteur :

Le 23 juin 1945, la décision ministérielle n° 1346/EMA/H3 adressée aux anciens officiers de la ligne Maginot leur demande de remettre au Ministère des Armées les journaux de marche ou autres carnets de bord concernant les activités des unités où ils étaient en service. Comme la quasi-totalité de ces documents avait été confisquée par les Allemands ou a été brûlée par les français lors de la reddition de juin 1940, les officiers sollicités n'avaient de recours que de les reconstituer de mémoire. Le présent document a été rédigé de la sorte.

 

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Le Mans, le 31 août 1945

 

RAPPORT

 

du capitaine Micheaud Léon, de l'ex 156e régiment d'artillerie (155e en temps de paix), 2e Groupe de forteresse, ouvrage de Schoenenbourg (Bas-Rhin).

 

De retour en France après cinq années de captivité, je rédige ce rapport sur de simples souvenirs ; malheureusement, ma mémoire me fait parfois défaut et je m'en excuse ; d'autre part les notes et documents personnels que j'avais emportés en captivité m'ont été pris par les Allemands ; malgré cela, je vais m'efforcer de réunir et signaler ici les renseignements qu'il est encore possible de me rappeler.

 

Depuis 1936, j'étais affecté à un groupe de forteresse, le 2e groupe du 155e RA stationné au camp de Drachenbronn (Bas-Rhin) et je comptais, à la mobilisation, dans l'équipage de l'ouvrage de Schoenenbourg (ouvrage moyen à effectif de 600 hommes) comme lieutenant d'artillerie, commandant le bloc 3 (tourelle de 75).

 

A ce titre, je n'aurai donc que peu d'événements intéressants à signaler du fait que je n'étais, en somme, qu'un agent d'exécution, vivant à 30 m sous terre et qui ne savait que peu de choses de l'extérieur, si ce n'est des renseignements fournis par nos observatoires bétonnés.

Je signale, à toutes fins utiles, les noms du Lt-colonel Reynier, commandant l'ouvrage et du capitaine Cortasse, commandant l'artillerie de l'ouvrage, qui tenaient régulièrement le journal de marche de l'ouvrage et qui ont peut être eu la chance de pouvoir conserver ces documents. En outre, je reproduis l'ordre de bataille des officiers qui composaient l'équipage de l'ouvrage.

 

Chef de bataillon Reynier, commandant de l'ouvrage

Lieutenant Larue, officier adjoint

Capitaine Gros, major d'ouvrage

Capitaine Cortasse, Cdt l'artillerie de l'ouvrage

Capitaine Kiefer, Cdt l'infanterie de l'ouvrage

Capitaine Stroh, commandant du génie

Lieutenant Brandel, médecin-chef de l'ouvrage

Sous-lieutenant Audran, officier chimiste

Lieutenant Lemeunier, service électromécanique

Capitaine François, directeur de tir

Lieutenant Pinard, officier SRA

Sous-lieutenant Peyrou, officier directeur du tir adjoint et Cdt de la section de 120

Lieutenants Lefrou, officier observateur et Cdt adjoint de bloc

Lieutenant Colson, idem

Lieutenant Micheaud, commandant le bloc 3

Lieutenant Schmitt, commandant le bloc 4

Sous-lieutenant Kiefer, commandant le bloc 7

Sous-lieutenant Mathès, officier SRI et Cdt le groupe franc

Aspirant Fleck, adjoint au Cdt de l'infanterie

Lieutenant Guhl, officier observateur (observatoire d'Aschbach)

Lieutenant Mall, officier observateur (observatoire d'Hunspach)

 

 

L'effectif de mon bloc comprenait :

1 lieutenant, commandant le bloc

7 sous-officiers dont un chef de tourelle

60 hommes environ dont une équipe de PC (calculateurs, lecteurs, afficheurs, téléphonistes.

 

De 1938 à 1939, les alertes devenaient de plus en plus fréquentes ; à signaler les alertes de septembre 1938, avril 1939 et enfin août 1939. Le 20 août 1939, à 20 heures, mise en place dans les ouvrages des échelons A, puis mobilisation des réservistes. Cette mobilisation exécutée très rapidement du fait que la majeure partie des sous-officiers et hommes de troupe étaient frontaliers.

A la déclaration de guerre, nous étions prêts à fonctionner, toute l'organisation d'artillerie   (documents de PC d'artillerie et blocs, d'observatoires) ayant été préparés et mis en place dès le temps de paix.

 

Pendant la période comprise entre le 3 septembre 1939 et le 10 mai 1940, mon bloc n'a pas eu à intervenir souvent pour les tirs d'artillerie (d'ailleurs, pendant cette période, on ne pouvait tirer que sur autorisation de l'échelon supérieur), à part quelques tirs de régimage, au début, puis des barrage aériens sur avions allemands de reconnaissance, d'observation ou de bombardement en piqué. Un poste de guet, avec permanence de jour assurée par un officier, avait été installé sur les dessus de l'ouvrage et un système avait été mis au point pour le déclenchement rapide des tirs des tourelles, contre les avions passants dans la zone de nos tirs.

 

Pendant cette même période, nous avons eu à continuer, à l'intérieur de l'ouvrage, les travaux d'étanchement commencés en temps de paix par le service du génie pour combattre l'humidité et les infiltrations d'eau. Puis, sur les dessus de l'ouvrage, travaux d'amélioration de la protection des blocs – pose de rails supplémentaires et des réseaux de fil de fer, dégagement des champs d'observation  pour toutes les cloches conjuguées des blocs et des observatoires.

 

Un gros travail auquel nous avons dû nous livrer a été la vérification de toutes les munitions et fusées stockées dans l'ouvrage. Ayant eu connaissance de malfaçons dans le chargement des cartouches de 75, il a fallu installer des ateliers complets pour le dessertissage des cartouches de 75, la vérification des sachets de poudre (trouvés parfois incomplets), le sertissage et la remise en place dans les blocs.

 

Le travail portait sur environ 8000 coups de 75 par bloc.  En mars 1940, nous avions été dotés (pour tout notre ouvrage) d'une section de 120 long de Bange ; j'ai été chargé de la construction, de l'organisation et du camouflage de cette section qui était installée dans un contrefort extérieur et immédiat de l'ouvrage.

Nous avons eu également à assurer, la pose de mines et de barrages antichars autour de l'ouvrage.

 

14 mai

Tirs d'artillerie ennemie sur les blocs avants de l'ouvrage, calibre 105.

La tourelle exécute un tir normal (80 coups) et un tir de 20 coups sur la Lauter (rivière bordant la frontière).

 

15 mai

Toute la journée, nombreux tirs d'artillerie ennemie sur l'ouvrage, calibre 105 et 240.

 

18 mai

Le camp de Drachenbronn est bombardé par obus.

 

23 mai

A 4 h 20, la tourelle exécute le tir d'arrêt n° 3.  40 coups.

 

25 mai

Après-midi, l'ouvrage est bombardé par du 150.

Un observateur, le canonnier Devaux, est tué à son poste au bloc 5.

Le lieutenant Micheaud, revenant de l'observatoire 04, subit le bombardement de 150.

 

4 juin

Après quelques tirs de la section de 120 long, un tube éclate faisant 5 blessés, dont un, le canonnier Derrendinger est mort le surlendemain.

 

10 juin

La tourelle exécute des tirs sur la gare de Schleithal.

 

11 juin

Tirs de harcèlement de minuit à 2 heures sur Wissembourg.

Même nuit, reçu un ravitaillement en munitions.

 

A partir du 14 juin, commence pour nous le combat. De nombreux passages d'avions ennemis sur lesquels les tourelles tirent.

 

15 juin

De 2 à 4 h, harcèlement sur Wissembourg par mon bloc. Les Allemands attaquent à l'Est. A partir de 4 h, la pression ennemie augmente sans cesse dans le sous-secteur d'Hoffen, d'Oberseebach à Croetwiller. Certains points d'appui tiennent, d'autres cèdent. Le blockhaus d'Oberseebach est repris grâce à l'appui des tirs des tourelles. Au Sud, Aschbach, Stundwiller, Buhl sont passés à l'ennemi. Le PA 10 et les bétons de Trimbach sont encerclés.

Schoenenbourg étant la seule artillerie du secteur capable d'intervenir efficacement dans ce coin, les consommations de munitions sont très élevées. Dans la journée, la consommation de munitions de ma tourelle était de 2004 coups.

Quelques ennuis mécaniques survenus à la tourelle sont rapidement réduits par le service du génie.

Il paraît que l'efficacité des tirs est grande, malheureusement, de nombreux objectifs sont signalés hors de portée. Le PA 7, ses mitrailleuses enrayées, est sauvé grâce à de nombreux tirs d'arrêt des tourelles.

 

16 juin

Le Allemands cherchent à s'installer, ma tourelle continue à tirer et d'après renseignements des observateurs, fait des dégâts chez l'ennemi. Consommation de la journée : 453 coups. La nuit, harcèlement.

 

17 juin

Toute la journée, tirs sur personnel. Nous apprenons que l'armée française est coupée en 4 tronçons. La lutte continue, mais nous sommes complètement coupés. Il faut songer à économiser vivres et munitions pour pouvoir tenir jusqu'au bout, quelle que soit la durée de cette lutte.

 

18 juin

Tirs des tourelles sur un ennemi qui subit des pertes sérieuses. La résistance des PA diminue, faute de liaisons et de ravitaillement.

 

19 juin

Vers 15 h 30, notre ouvrage subit les premiers bombardements en piqué.

30 appareils prennent la ligne Maginot en enfilade, du Four à chaux jusqu'aux observatoires d'Hatten et déversent leurs bombes au passage. En 20 minutes, une cinquantaine de grosses et petites bombes tombent sur l'ensemble des blocs. Le béton résiste.

Le bloc exécute des barrages aériens de protection en direction du Hochwald. A 20 h, les blocs avant sont de nouveau bombardés par avions, rien de grave.

 

20 juin

Dès le début de l'après-midi, l'attaque reprend dans le secteur d'Hoffen et d'Aschbach. Déploiement d'infanterie et d'armes antichars qui tirent de très près dans les créneaux des casemates.

Par suite des bombardements par avions, les liaisons téléphoniques avec les observatoires d'Hoffen et d'Aschbach sont coupées.

20 heures, nouveau bombardement par avions. Un magasin à munitions de mon bloc situé à 30 mètres sous terre, a sa voûte et son radier fissurés sur toute la longueur. L'eau pénètre et des travaux d'étanchement sont entrepris immédiatement.

Le bombardement est suivi d'un harcèlement panaché par calibres moyens et gros. La tourelle est complètement recouverte de terre et une équipe doit sortir pour la dégager.

Pendant ces 24 heures, la tourelle a exécuté de nombreux tirs.

Apprenons que l'ennemi est à Cherbourg, c'est-à-dire en arrière de la ligne Maginot. Nous sommes complètement encerclés et il ne faut plus compter que sur nos propres moyens pour pouvoir tenir.

 

21 juin

A 8 h, 11 h 30 et 18 h 30, nouveaux bombardements par avions. Le puits de mon bloc est lézardé sur toute sa hauteur. Jusqu'à présent, rien n'entrave les tirs à exécuter.

A 19 h, bombardement par gros calibre, à cadence lente (420 après identification des éclats). 10 coups sont tombés sur l'ouvrage, aucun dégât constaté.

 

22 juin

Quelques tirs percutants ennemis (gros, moyens et petits calibres) se répartissent sur l'ensemble de l'ouvrage, puis, à 16 h 15, le bombardement par 420 reprend, un coup toutes les sept minutes. La direction du tir semble différente. D'après les observateurs, une pièce serait en position vers le Bobenthal (Nord-Ouest de Wissembourg) et une seconde dans la direction de Lauterbourg.

 

23 juin

Les batteries ennemies sont installées dans les bois situés entre Oberseebach et Hoffen et tirent sur nos tourelles à chaque fois que nous exécutons le mouvement de mise en batterie. Un coup de plein fouet, occasionnant une bavure à l'acier de ma tourelle, empêchant la mise en éclipse complète. Incident réparé dès la tombée de la nuit.

Toute la journée, harcèlement sur l'ouvrage. A 19 h 20, reprise du 420, une quinzaine de coup à intervalle de 7 minutes. Deux blocs sont endommagés, dont le mien. Une cheminée cuirassée d'évacuation d'air vicié est projetée  à 60 mètres. Malgré ces coups au but, le béton résiste toujours.

 

24 juin

Journée plus calme, mais la fortification tient toujours l'ennemi en respect ; aucune attaque pour  occuper nos ouvrages ne se fait dans notre secteur. Un tir de harcèlement dans la région de Rittershoffen  est prévu jusqu'à 3 heures du matin, mais la radio annonce l'armistice pour 1 h 30 (0 h 30 heure française) C'est une source de confusion, enfin, il est décidé de cesser le feu à 0 h 35.

 

Pendant la période du 14 au 24 juin, on peut estimer que l'ouvrage de Schoenenbourg a reçu, au maximum :

environ 50 bombes de fort calibre (de 1000 à 1800 kg),

120 bombes de moyens calibres (jusqu'à 500 kg),

40 projectiles de 420 de rupture (dont 4 non éclatés, cheminées de 15 m de profondeur) 20 projectiles de gros calibre (210 à 280),

5000 coups au moins de 150 ou 105.

 

Les différents blocs de l'ouvrage ont plus ou moins souffert de ces bombardements, mais en aucun cas, n'ont été mis hors de combat pour assurer leur mission. Chaque incident était réparé sur le champ. Quelques défauts mécaniques, constatés aux tourelles en temps de paix, ne se sont même pas reproduits pendant les combats.  Consommation en munitions de ma tourelle : 8000 coups de 75.

 

Nous n'avons exécuté que peu de tirs normaux (80 coups en 3 minutes) comme cela était réglementaire dans la forteresse ; consommation trop grande pour la dotation par bloc (de 8 à 10000 coups). A l'armistice, il me restait environ 7000 coups, provenant de quelques ravitaillements reçus, mais aussi de la récupération faite aux batteries d'intervalles lors du départ de celles-ci.

 

Je ne puis que me féliciter du fonctionnement de ma tourelle et des services rendus par tout mon personnel. Très fréquemment mis en relation avec les observateurs qui me demandaient des tirs, j'ai pu me rendre compte de la précision et de l'efficacité du matériel mis à ma disposition, et cela aux dires d'officiers allemands eux-mêmes rencontrés lors du passage des consignes de l'ouvrage après l'armistice.

 

Dans notre secteur, les Allemands ne se sont jamais approchés des ouvrages ; ils nous ont contournés, c'est un fait, mais en des endroits où le passage était libre. Je cite leur passage entre les ouvrages du Four à chaux et les ouvrages de Bitche, par exemple, où il existait une zone non battue par l'artillerie de ces ouvrages.

 

Je me souviens encore de certaines réflexions de désespoir faites par un lieutenant commandant une tourelle de 135 au Four à chaux qui, voyant des colonnes allemandes passer sur une route, ne pouvait les atteindre du fait qu'elles étaient hors de portée.

 

Maintenant, il reste la pénible période dans laquelle nous avons vécu dans l'incertitude de l'avenir. Du 24 juin au 1er juillet 1940, non seulement il nous avait été interdit de détruire documents et matériels pouvant servir à l'ennemi, mais au contraire, tout remettre en état pour la prise en charge de l'ouvrage par les Allemands.  

 

Une note écrite du général Georges, commandant en chef  sur le front Nord-Est, n° 2139 3/DP du 26 juin 1940, transmise le 29 juin par le général Huntzinger, Président de la délégation française auprès de la Commission d'armistice, nous donnait l'ordre de déposer les armes sans conditions et d'avoir à évacuer les ouvrages qui devaient être livrés en bon état.

 

Le 1er juillet 1940, nous étions remis aux Allemands pour être conduits en captivité.

 

Quoi qu'il résulte de cette mauvaise impression, depuis septembre 1939 et même avant, nous avons sans cesse travaillé à perfectionner notre préparation au combat ; les épreuves subies depuis le 14 juin 1940 l'ont prouvé, aussi, nous estimons, artilleurs de forteresse de la Lauter, avoir, jusqu'au bout, fait notre devoir.

 

Léon Micheaud

 

 




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