CHAPITRE V


DES TRAVAUX EN COURS A L’EPREUVE DU FEU,
1914-1918.

1ère Partie : Les fortifications françaises en juillet 1914

A) L’état des places

1) La Région Fortifiée Verdun-Toul

En juillet 1914, un grand nombre de travaux sont encours dans les places françaises. Verdun est celle qui a bénéficié des plus grands efforts. C’est en 1914 la plus puissante et la plus moderne place forte du système de défense de la France. Presque tous les forts ont été modernisés. Un grand nombre d’ouvrages totalement neufs y ont été construits. C’est dans cette place qu’on trouve le plus grand nombre de cuirassements, tourelles mitrailleuses, tourelles de 75, tourelles de 155R. Le fait qu’elle soit juste en face de l’immense place forte allemande de Metz y est largement pour quelque chose. C’est aussi Verdun qui a bénéficié des premiers travaux.

Le rideau défensif Verdun-Toul a été, lui, délaissé. Seul le grand fort de Liouville a été modernisé avec l’adjonction d’une tourelle de 75 et d’une tourelle mitrailleuse. Ses locaux ont été en partie renforcés. Des travaux de modernisation sont commencés au fort des Paroches. Les autres forts de ce rideau sont encore dans l’état de 1885. La liaison entre les deux places fortes a donc été négligée. Les plans de mobilisation prévoient un déploiement en avant de cette ligne. Aucun plan de modernisation n’est prévu pour ces forts. Il faut dire que l’utilité de tels rideaux défensifs a été rapidement contestée, des gens comme le Capitaine Gilbert estimant qu’ils sont très faciles à percer par une attaque importante.

Toul est une place très puissante, même si elle n’a pas reçu autant de cuirassements que Verdun. Presque tous les forts ont bénéficié de l’installations de cuirassements et de la modernisation de leurs locaux. Le seul problème reste Nancy, qui est mal protégé. Les deux grands ensembles des hauteurs occidentales de la ville, Frouard-Eperon et Pont-Saint-Vincent, ont reçu des cuirassements. Mais les hauteurs orientales sont dégarnies, mis à part quelques tranchées béonnées. A l’est de Lunéville, le puissant fort de Manonviller a connu une véritable débauche de cuirassements. Au sud-ouest de Toul, l’ensemble fortifié de Pagny-la-Blanche-Côte est encore dans l’état de 1885. La Mougin y a été remise en état après les expériences de tir, mais le reste du fort n’a pas été modernisé. Dans l’ensemble, les deux places fortes sont très bien modernisées, mais la liaison entre les deux est fragile. Seul le fort de Liouville se démarque un peu avec ses cuirassements.

 

2) La Région Fortifiée Epinal-Belfort

Epinal fait figure de parent pauvre du nouveau système de défense. Seuls cinq forts ont été modernisés et ont reçu des cuirassements. Il est vrai que le terrain montagneux est facile à défendre. Il est difficile pour l’ennemi d’y amener des pièces d’artillerie lourde. C’est pourquoi cette place n’a pas été traitée au même rang que Toul ou Verdun. Néanmoins, c’est à Epinal que se trouve la seule batterie extérieure pour deux coupoles tournantes à un canon de 155C, en état de servir en 1914. Cette place s’est aussi vue renforcée par un des derniers ouvrages modernes construits, l’ouvrage de Deyvillers.

Le rideau défensif Epinal-Belfort est dans le même état que le rideau défensif Verdun-Toul. Seul le fort d’Arches, au sud-est d’Epinal, a fait l’objet d’améliorations. Là aussi, la présence d’un relief montagneux a justifié qu’on ne traite pas ces ouvrages défensifs en priorité. Les seules autres modernisations ont été la remise à niveau des anciennes casemates en fer laminé du fort du Parmont et de celui de Château-Lambert. Chacune a été équipée d’un canon de 120 m/m à la place du vieux canon de 138 m/m.

Belfort se démarque un peu. En effet, les travaux de modernisation réalisés sont nombreux et concernent des forts importants. Il faut savoir que c’est à Belfort que se trouve le plus grand nombre de travaux en cours. Des travaux sont prévus jusqu’en 1917. La plupart des cuirassements à construire sont destinés à cette place. En juillet 1914, de nombreuses batteries cuirassées extérieures sont en cours de construction. Près du fort de Roppe, on achève le gros œuvre de l’ouvrage du Mont Rudolphe. Au fort du Mont Vaudois, on a déjà éventré les locaux maçonnés pour poser les fondations des cuirassements à installer. Au fort de Roppe même, les fondations de la batterie extérieure sont pratiquement achevées. Belfort est en voie de devenir une place forte aussi puissante que Verdun. Sa position stratégique, véritable voie d’invasion vers la Franche-Comté, justifie largement les dépenses engagées. De nombreux ouvrages modernes ont également été construits.

 

3) La frontière du Nord

Le nouveau système, c’est à dire les forts modernisés et les ouvrages modernes, ne concerne que les places de l’Est, Verdun, Toul, Epinal et Belfort. Les autres places, en particulier celles dans le Nord de la France n’ont pas été concernées par cette remise à niveau sauf quelques exceptions. Cette négligence est d’abord due à des manques de moyens financiers. En effet, , il n’y a pas que la fortification en France, il y a toutes les autres armes, infanterie et artillerie de campagne. De plus, cette région est considérée comme non prioritaire. Son invasion par l’Allemagne impliquerait une violation de la neutralité belge, qui est solidement défendue par les nouvelles places de Liège et de Namur, et de plus est garantie par le Royaume-Uni, qui s’est rapproché de la France depuis 1903. La France n’est plus seule face à l’Allemagne.

Néanmoins, il y a eu quelques travaux de modernisation. D’abord à Lille, la grande ville du nord. Séré de Rivières en avait fait un grand camp retranché. On y a construit ensuite, entre 1890 et 1894, des ouvrages intermédiaires. Aucune nouvelle tourelle n’a été construite. Dans ces nouveaux ouvrages, seuls quelques organes sont bétonnés. Ces ouvrages d’infanterie doivent renforcer la place forte.

La deuxième exception est Maubeuge. En effet, au nord de Verdun se trouve une " trouée d’invasion ", la Trouée de Stenay. Elle est bordée au sud-est par Verdun et au nord-ouest par Maubeuge. Lorsque les travaux des grandes places de l’Est, les plus menacées face à l’Allemagne, ont peu à peu été achevés, l’Etat-major s’est intéressé à l’avenir de cette place forte. En juillet 1914, de nombreux travaux sont en cours pour moderniser et installer des cuirassements dans les forts autour de la ville. De nombreux autres travaux sont projetés. En juillet 1914, cette place est destinée à être aussi moderne et aussi bien équipée que les quatre grandes de l’Est, ces places qui forment une véritable " Ligne de Fer " face à la frontière allemande.

 

B) Les nouveaux forts

1) Les forts modernisés et les centres de résistance

Nous venons de voir l’état des places en juillet 1914. Mais la question se pose encore de savoir à quoi ressemblent les forts et ouvrages de ces mêmes places fortes. Jusqu’à présent, nous avons surtout vu le matériel, mais pas vraiment son contexte d’installation. Cet état des lieux est un excellent prétexte pour voir à quoi ressemblent les forts français du nouveau système de défense. Il faut bien sûr commencer par un fort modernisé, c’est à dire un fort de l’ancien système, bétonné et équipé de cuirassements. On prendre par exemple le fort du Rozelier, à Verdun, qui représente un fort typique du premier système, avec batteries à ciel ouvert, caponnières de défense des fossés, locaux maçonnés.

Une fois modernisé, l’ensemble des canons à ciel ouvert a été supprimé. De nombreux locaux ont été bétonnés, renforcés. Une tourelle pour un canon de 155R a été installée sur l’avant. On a aussi implanté trois tourelles mitrailleuses et deux casemates de Bourges. Les caponnières de défense des fossés ont été remplacées par des coffres de contrescarpe. C’est ainsi qu’on a modernisé un grand nombre de forts de Verdun et des trois autres places de l’Est, modernisation qui a évité la destruction totale des vieux forts pour les remplacer par des ouvrages neufs.

Une nouvelle organisation qui commence à se développer de plus en plus, est le centre de résistance. Autour d’un fort, lui-même modernisé, on garde les batteries extérieures à ciel ouvert, on construit quelques batteries cuirassées. On implante aussi des abris bétonnés, des tranchées bétonnées avec des boucliers blindés ainsi que quelques observatoires. Une organisation de ce modèle est presque achevée en juillet 1914, c’est le centre de résistance de Roppe. Or, il en est prévu d’autres, en particulier sur Belfort et au fort de Douaumont à Verdun.

 

2) Un fort moderne

En fait, il n’y a eu qu’un seul vrai fort moderne construit. Ce fort est intéressant à étudier, car il est une bonne illustration de l’aspect qu’aurait put prendre la fortification française. Il s’agit du fort de Vacherauville, situé au nord de Verdun, construit de 1910 à 1914. Il venait juste d’être achevé au moment du déclenchement des hostilités. Il est à noter que la construction d’un petit nombre de forts était encore prévue, en particulier à Toul et à Belfort.

Ce fort d’un plan trapézoïdal est construit en béton armé. L’ensemble de son armement est placé sous cuirassement. Il y a deux tourelles pour un canon de 155R, une tourelle de 75, et une tourelle mitrailleuse. Le dessus du fort est une immense chape de béton. La caserne, placée sur le fossé de gorge, est elle aussi entièrement bétonnée. La défense est toujours assurée par un fossé défendu par un coffre double, un coffre simple, et une caponnière placée, elle, dans le fossé de gorge.

C’est l’unique grand fort moderne effectivement construit en France. A Verdun, il étoffe le front nord de la ville. Ce grand fort peut être considéré comme le sommet atteint par la fortification moderne, celle qui appuie l’action d’un fort uniquement sur des canons sous cuirassements. En 1914, la construction de ce fort a coûté 2.300.000 francs, coût très élevé limitant le nombre de ces monstres de béton et de ferraille.

 

3) Les ouvrages modernes et modernisés

Ce sont des ouvrages intermédiaires, entièrement modernes, mais qui sont souvent construits à la place d’abris de secteur pour l’infanterie. Ces ouvrages regroupent un maximum d’armements sur un minimum de terrain avec une défense rapprochée réduite. Le coût de tels ouvrages est évidemment très bas. C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Froideterre à Verdun. Chaque élément est isolé, tourelle de 75, casemate de Bourges, caserne. Il n’y a pas de fossé. Le terrain est aménagé de telle façon que les mitrailleuses des tourelles interdisent l’accès. Cet ouvrage complètement moderne construit en 1902 n’a coûté qu’un million de francs.

Un autre type d’ouvrage est celui qui s’appuie sur une construction déjà existante, comme un gros abri. C’est le cas de l’ouvrage des Fougerais, près de Belfort. Construit vers 1910-1911, on a simplement rajouté à cet abri une tourelle de 75 et deux tourelles mitrailleuses. Plus vers l’extérieur a été construite une casemate de Bourges. C’est un exemple de petit ouvrage avec des possibilités d’actions importantes, deux canons sous tourelle et deux canons sous casemate.

Enfin, on sera complet en évoquant l’ouvrage de Deyvillers, construit entre 1910 et 1914, équipé de deux casemates de Bourges, d’une tourelle de 75 et de deux tourelles mitrailleuses. Cet ouvrage où tout l’armement est protégé est l’équivalent pour les ouvrages intermédiaires du gros fort de Vacherauville, fort dont il est contemporain. Ce qui les différencie, c’est avant tout un coût moins élevé pour l’ouvrage de Deyvillers.

 

C) Les connaissances allemandes sur les cuirassements français

1) Les cuirassements du premier système et les prototypes

Les engins du premier système sont très bien connus des Allemands. La casemate et la tourelle en fonte dure sont décrites dans de nombreux livres militaires allemands d’avant 1914. Ces engins, rapidement déclassés par les Français, n’ont pas été tenus secrets très longtemps. Il y a aussi de nombreux livres publiés par les usines allemandes qui évoquent ces cuirassements. C’est le cas, par exemple, des Usines Grüson de Buckau, la filiale de Krupp dont on a déjà parlé. Dans un livre paru en 1892, le directeur de Grüson, Julius von Schütz fait le point sur les principaux cuirassements allemands et français. On y découvre des gravures de la casemate et de la tourelle en fonte dure, gravures elles-mêmes extraites de la Revue des Sciences.

Les deux engins présentés à Cotroceni sont également présents dans cet ouvrage. Il est vrai qu’ils ont fait l’objet à l’époque de nombreuses publications. Mais chose étonnante, on trouve dans ce livre une gravure représentant la coupole Mougin expérimentée à Châlons. D’après la référence donnée dans le livre, cette gravure aurait été publiée par Mougin lui-même pour essayer de défendre sa coupole. Les autres engins expérimentaux, que ce soit la tourelle Bussière, la coupole oscillante de Mougin, ou les projets des Usines Schneider ont eux aussi été abondamment publiés. On peut citer en particulier les ouvrages du Lieutenant-Colonel Hennebert, ainsi que toutes les revues spécialisées, comme par exemple la revue La Nature qui a été une des premières à publier les plans de la tourelle Bussière.

Si les Allemands, en juillet 1914, sont très bien renseignés sur ces cuirassements, en revanche ils ne connaissent pas leur implantation exacte. On peut remarquer une absence, celle de la casemate en fer laminé qui n’est présentée nulle part. Il est certain que les Allemands connaissent tous les anciens cuirassements français, mais pour ce qui est des nouveaux, le problème est plus compliqué.

 

2) Les nouveaux cuirassements

Les seules sources qui en parlent sont les Cours de l’Ecole d’Application de l’Artillerie et du Génie qui passent de nombreuses informations sous silence. L’instruction se faisait alors par voie orale, avec interdiction de prendre des notes. Ces cours sont la propriété personnelle des aspirants officiers. Ces derniers n’ont pas le droit de les diffuser. Les revues qui ont publié des renseignements sur les anciens cuirassements n’ont pratiquement rien sur les nouveaux. Seuls quelques imprimés font mention. C’est le cas en particulier du livre du Général Piarron de Mondésir, qui publie quelques plans simplifiés de la tourelle Galopin et des tourelles de 75.

Le principe de la tourelle éclipsable est connu par les Allemands qui l’utilisent pour certains de leurs cuirassements. S’ils connaissent plus ou moins bien quelques-uns des nouveaux engins, ils ne connaissent pas leur répartition exacte au sein du nouveau système de défense. Ils sont donc là dans le flou. Mais ils sont conscients de l’existence d’un grand nombre de ces engins dans les places de l’Est, les travaux nécessaires à leur installation n’étant certainement pas passés inaperçus.

On peut ici ajouter quelque chose concernant les cuirassements belges. Les coupoles des forts de Liège et de Namur sont très bien connues des Allemands puisqu’ils en ont construit un grand nombre. Seule la coupole pour un canon de 75 fabriquée par Cockerill et installée dans quelques forts d’Anvers, leur est peut-être inconnue. A leur connaissance des coupoles, ils peuvent rajouter celle des forts qui les reçoivent. En effet, les plan-types de Brialmont ont été publiés à l’époque ce qui a permis aux Allemands de repérer leur emplacement sur les forts et mêmes d’en évaluer le nombre.

 

3) Le cas particulier de Manonviller

Manonviller est l’un des forts les plus puissants du nouveau système. En plus des tourelles en fonte dure il a été équipé de deux tourelles Galopin à deux canons de 155L, de deux tourelles de 57, de la première tourelle mitrailleuse, de deux projecteurs à éclipse, et d’un grand nombre d’observatoires. Ses locaux ont été renforcés. C’est un des forts les plus modernes. Il dispose même d’un éclairage et d’une ventilation électrique. Nous verrons plus loin la propagande faite à son sujet.

Les travaux de modernisation ont commencé vers 1892 par l’installation des deux tourelles Galopin. Or, en 1895, l’espionnage allemand parvient à voler sur le chantier un plan des nouvelles installation du fort à construire. Ce plan, très complet, ne mentionne pas les deux projecteurs. Tous les autres cuirassements sont placés sur ce plan. Les Allemands ont donc pu se faire une idée très précise de ce puissant fort grâce à ce plan.

Cette anecdote est très représentative de l’activité de l’espionnage allemand en France. Les forts sont des éléments très faciles à repérer. Il y a certainement eu à leurs abords une grande activité d’espionnage. A noter que les Français ont fait la même chose au niveau de Mützig, de Metz et des cuirassements allemands en général. C’est donc avec une certaine connaissance des lieux et de nombreuses lacunes que les Allemands vont aborder certains éléments du système fortifié français.

 

IIème Partie : La faillite de la fortification (1914-1915)

A) Les chutes des grandes places

1) Liège et Namur

Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. C’est le début d’un conflit qui va durer quatre ans. Pendant cette période, l’histoire des cuirassements va être inséparable de celle de la fortification. L’avenir des cuirassements français commence à se jouer en Belgique. Les forts de Liège et de Namur, abondamment équipés en cuirassements, vont être les premières fortifications modernes à subir l’épreuve du feu. Devant la montée des tensions en Europe, la Belgique a proclamé le 29 juillet le pied de paix renforcé. Le 2 août, l’Allemagne adresse un ultimatum à la Belgique, l’ultimatum expirant le 3 de ce mois à 8 heures du matin. Le 4 août, les troupes allemandes pénètrent en Belgique.

Liège est rapidement investie. Pour faire capituler les forts, les Allemands les bombardent à l’aide de gros calibres. Ils utilisent des canons de 21 cm et un nouveau canon de 42 cm, construit par les usines Krupp à Essen. L’un après l’autre les forts sont écrasés sous les bombardements. Il y a de nombreux phénomènes d’asphyxie et des dégâts assez graves. Plusieurs coupoles sont gravement endommagées. Sur les douze forts de la place, forts dont les intervalles ne sont pas protégés, le premier à se rendre est le fort de Barchon, le 8 août, vers 15 heures 30. Le sommet de l’horreur est atteint le 15 août 1914. En effet, vers 18 heures, un obus de 42 cm parvient à traverser la voûte en béton du fort de Loncin et provoque l’explosion d’une des deux poudrières. Le massif central du fort explose réduisant à néant les cuirassements. Seule la tourelle à deux canons de 12 cm gauche a résisté mais elle est incapable de tirer. Il y a plus de 300 morts. Le dernier fort à se rendre est le fort de Flémalle, le 16 août 1914, vers 9 heures. Il s’agit donc d’un effondrement assez rapide, compte tenu des espoirs q’ont avait placés dans ces fortifications.

A Namur, c’est presque le même scénario qu’à Liège. Les Allemands utilisent de nouveau des canons de 21 cm et des gros canons de 42 cm. Ils bénéficient en plus du soutien d’obusiers de 30,5 cm du 8ème Bataillon d’Artillerie austro-hongrois. Sur les neuf forts de la place, le premier à se rendre est le fort de Cognelée, le 23 août vers midi. Le dernier qui tombe est le fort de Suarlé, le 25 août à 17 heures. Cette chute rapide a impressionné les militaires français. Les fortifications de ces deux places n’ont pas tenu très longtemps sous les bombardements des nouvelles pièces, les 42 cm et les 30,5. Il faut cependant rappeler que le béton de ces forts n’est pas armé, et que les intervalles ne sont pas défendus.

 

2) Anvers

Liège et Namur ne sont que des têtes de pont, c’est à dire des avancées pour empêcher l’ennemi de progresser vers le cœur du pays. Anvers est un camp retranché. C’est même le " réduit national " de la Belgique. Ses forts sont également équipés de cuirassements analogues à ceux utilisés dans les forts de la Meuse. Le camp est investi vers la fin septembre. Là, les bombardements sont plus importants. Seules des grosses pièces tirent, les canons courts de 42 cm et les obusiers de 30,5 cm. Les premiers forts sont bombardés à partir du 28 septembre 1914.

En tout, 590 coups de 42 cm sont tirés sur 5 forts et 2130 coups de 30,5 cm sont tirés sur 7 forts du " réduit national ". Le résultat est impressionnant. Les forts sont littéralement anéantis. Les casernements sont éventrés, les abords sont ravagés, les coupoles sont bouleversées. Seuls les forts du front sud de la place ont été bombardés. Devant l’incapacité de continuer la lutte, le grand camp retranché se rend le 10 octobre 1914.

En violant la neutralité belge, les Allemands ont évité d’avoir à forcer les places françaises de l’Est. Les places belges ne leur ont pas donné autant de fil à retordre qu’on aurait pu le penser. Les coupoles tournantes, les affûts cuirassés, les phares éclipsables, tous ces cuirassements ont très mal supporté les bombardements. Plusieurs forts ont été obligés de se rendre faute de moyens pour poursuivre la lutte, toutes leurs coupoles ayant été mises hors d’état de servir. Ces places n’ont presque pas ralenti la marche des armées allemandes. C’est une nouvelles condamnation des affûts cuirassés, très fragiles, mais aussi des coupoles tournantes.

 

3) Les places du Nord

La description de l’attaque allemande n’est pas le but de cette étude. On va donc étudier ce qui s’est passé dans le Nord de la France uniquement du point de vu des cuirassements. Un des forts de Lille possède une tourelle Mougin en fonte dure, mais son rôle et sa destinée ne sont pas connus. Il en est de même pour la tourelle Mougin du fort de Hirson qui a été détruite par les bombardements. Tel a aussi été le sort de la casemate Mougin de la batterie des Ayvelles, et celui de la tourelle Mougin du fort des Ayvelles. Nous ne savons pas encore dans quelles conditions ces cuirassements ont été détruits.

On a plus de renseignements pour Maubeuge. Les ouvrages modernisés, ou en cours de modernisation, ont fait l’objet de quelques bombardements. Mais ils ont été en partie sabordés. On ne sait donc pas à quelle action sont dû les dégâts constatés dans ces ouvrages. Le sort des tourelles en fonte dure est mieux connu. Elles ont été victimes de bombardements de canons de 21 cm. Le toit de la tourelle du fort du Boussois s’est effondré dans la chambre de tir. Celle du fort de Cerfontaine a été victime d’un coup d’obus qui lui a soulevé une partie de l’avant cuirasse. Maubeuge ne résiste que du 27 août au 8 septembre 1914.

Aucun des anciens cuirassements confrontés aux bombardements allemands n’a été capable de résister longtemps. Ces engins en fonte dure étaient de toute façon condamnés depuis longtemps. Jusqu’à présent, aucune des grandes places modernes de l’Est n’a été concernée par les combats. Pendant que tombaient un à un les forts belges, un fort français tombait lui aussi aux mains des Allemands. La chute de ce fort, équipé de cuirassements modernes, va avoir des conséquences graves. Il est donc impératif de revenir longuement sur les conditions de la prise de ce fort, le fort de Manonviller.

 

B) Manonviller

1) La légende du fort

Ce fort jouit en France d’un très grand prestige. D’abord parce qu’il garde seul la route Strasbourg-Nancy. Ensuite, c’est le fort le plus proche de la frontière allemande. La localité de Deutsch-Avricourt, village où la voie de chemin de fer traverse la frontière, n’est qu’à douze kilomètres du fort. En somme, c’est le gardien de la frontière, la " sonnette d’alarme " des défenses françaises.

Comme nous l’avons déjà vu, ce fort a été entièrement modernisé. En juillet 1914, il comporte en cuirassements : deux tourelles en fonte dure, deux tourelles Galopin pour deux canons de 155 m/m long, deux tourelles à éclipse pour deux canons de 57 m/m, une tourelle armée d’une mitrailleuse Gatling à sept canons, deux tourelles projecteurs éclipsables, sept observatoires cuirassés. Les caponnières ont été remplacées par des coffres de contrescarpe. Les casernes ont été renforcées. C’est un véritable " fort cuirassé " que l’on présente à l’époque comme imprenable.

En effet, toute une littérature a exalté avant la guerre le rôle futur des forts de l’Est. C’est le cas par exemple du Capitaine Driant. Cet auteur présente les forts d’arrêts, Manonviller en particulier, comme des forteresses imprenables et indestructibles quelques soient les moyens mis en œuvre par l’assaillant. Driant va même plus loin dans ses ouvrages en présentant la réputation du fort de Manonviller à l’étranger, " l’orgueilleuse forteresse des Français " ou encore " le fort le plus puissant du monde ". Manonviller est donc connu d’une partie du public et jouit d’une grande réputation. Ceci explique le choc qui va être provoqué lors de sa chute. Nous allons d’abord voir comment s’est effectué le siège du fort, et quelles leçons les militaires français en ont tiré. Ensuite, nous essaierons de voir quel fut le comportement des cuirassements du fort.

 

2) Le siège, la chute et le retour des Français

Le siège commence le 25 août. Les Allemands vont utiliser les mêmes canons lourds que ceux employés contre les forts belges. Nous allons détailler un peu ces armes lourdes, dont certaines sont inconnues des Français. Il y a d’abord 24 obusiers de 21 cm. Ce canon est connu en France, où on possède une pièce équivalente, le canon de 220 m/m. Ensuite, nous avons deux gros obusiers austro-hongrois de 30,5 cm. Enfin, acheminés par voie de chemin de fer jusqu’à Deutsch-Avricourt, deux canons de 42 cm. Ce sont ces gros obusiers placés sous les ordres du Général de Brigade Kreppel qui vont bombarder le fort. Les canons de 42 cm sont totalement inconnus en France. Les forts modernes ont été étudiés pour pouvoir résister à des obus allant jusqu’au 220 m/m. Or, en plus des grosses pièces les Allemands ont déployé des canons de 7,7 et de 15 cm, des mortiers de 17,5 et de 25 cm. Pendant la phase la plus terrible des bombardements ce sont sept tonnes d’acier qui vont s’abattre sur le fort toutes les sept minutes.

Le fort se rend le 27 août, à 15h40. Il a reçu en 54 heures de bombardement 5.868 obus de gros calibre et près de 17.000 de petit calibre. Il y aurait eu de nombreux cas d’intoxication et tous les moyens de combattre auraient été détruits. Les voûtes des casernes auraient été défoncées. Cette chute après même pas trois jours de siège va provoquer un choc psychologique énorme auprès du public et des militaires français. Le fait que ce fort qualifié d’imprenable soit tombé aussi rapidement est une chose incompréhensible.

Aussi, lorsque les Français récupèrent le fort le 12 septembre, après une contre-offensive, une commission d’experts se rend sur place pour étudier les dégâts du fort. Ceux-ci sont impressionnants. Les voûtes sont effectivement crevées, de nombreuses voies de communication sont coupées. Tous les cuirassements sont inutilisables. Les Français découvrent aussi d’énormes entonnoirs sur le massif du fort, entonnoirs qu’ils pensent provoqués par les obus de 42 et de 30,5 cm. La commission pense à l’époque que la garnison, qui a été faite prisonnière, ne pouvait pas continuer la lutte. Les prisonniers qui seront libérés vont aller dans le sens de ces affirmations, comme quoi la vie dans le fort était devenue intenable. Un point que les Français ignorent c’est qu’en quittant le fort les sapeurs allemands ont détruit tout ce qui était susceptible de resservir. En fait, on ne peut pas faire la différence entre les dégâts provoqués par les bombardements et ceux par les mines. Après la guerre, en retrouvant les " anciens " de la garnison, on a pu savoir à peu près ce qui s’était réellement passé, notamment au niveau des cuirassements.

 

3) Le véritable comportement des cuirassements du fort

Les tourelles en fonte dure ont été les premiers cuirassements à être mis hors d’état de servie. Facilement repérables de loin, elles ont également été les premiers organes du fort pris à partie par l’artillerie allemande. Le 25 août, à 11 heures, la calotte de la Mougin Sud est arrachée et tombe dans la chambre de tir qui est désormais inutilisable. La Mougin Nord est sérieusement avariée. Il faut travailler toute la nuit pour remettre en état son système de rotation. Le 26 août, à 9 heures, c’est la calotte de la Mougin Nord qui s’effondre à son tour.

Au moment où la Mougin Nord est détruite, la tourelle de 57 Sud reçoit un obus de gros calibre qui la bloque en position batterie. Aussitôt, les coups de gros calibre se répètent sur cette tourelle. Les voussoirs d’avant cuirasse sont arrachés et la tourelle reste irrémédiablement coincée. Un peu plus tard, on signale de nombreux cas d’intoxication dans la tourelle Galopin Sud. Les gaz provoqués par le bombardement s’infiltrent dans la tourelle par une fissure de l’avant cuirasse. Cette tourelle est alors évacuée. Le 27 août, vers 11 heures, la Galopin Nord a des difficultés à se mettre en batterie à cause des amoncellements de gravats sur sa calotte. A ce moment, la tourelle mitrailleuse est neutralisée. Il ne reste que la 57 Nord qui fonctionne, malgré quelques difficultés qu’elle a à se mettre en batterie.

En fait, les deux tourelles Galopin étaient parfaitement réparables. La tourelle de 57 Nord a bien tenu le coup. Les cuirassements français se sont donc bien comportés, compte tenu des bombardements qu’ils ont dû encaisser. Mais ces faits sont inconnus des militaires français en septembre 1914. D’autre part, en ce qui concerne la reddition du fort, il semble que la ventilation n’ait jamais cessé de fonctionner. D’après le Capitaine Frossard, aucune voûte n’aurait été crevée, la ventilation et l’éclairage électrique n’auraient pas cessé de fonctionner. Sur 700 hommes, il n’y aurait eu que 120 cas d’intoxication, tous sans aucune suite grave. La reddition de ce fort reste donc entourée d’un certain mystère. D’après le Chef d’Escadron Cazenave et le Capitaine Colette, la raison principale de la reddition serait " la dépression morale rapide qui s’est produite chez les défenseurs sous l’influence d’un bombardement continu, d’une violence à laquelle on n’était pas encore accoutumé, dépression dont les effets se sont fait d’autant plus rapidement sentir que toute relève était impossible ". C’est donc l’apparition de ces nouveaux gros canons de 42 cm, et de ces obusiers de 30,5 cm, qui remet en cause la fortification moderne. Pour ce qui est de l’artillerie, les Français vont répliquer en 1916 par la mise en service d’un canon géant sur rail, d’un calibre de 400 m/m, construit par les Usines de Saint-Chamond.

 

C) Le décret du 5 août 1915

1) Les motivations

Ce décret prononce le désarmement des grandes places fortes. On est en plein dans l’histoire de la fortification, qui est inséparable de celle des cuirassements. La première motivation est d’abord le constat d’échec fait après de nombreux sièges. Il y a d’abord la chute de Liège et de Namur. Ensuite, c’est la prise du fort de Manonviller au bout de deux jours et demi, la reprise du fort par les Français, leur ignorance relative du comportement du fort, et les dégâts constatés à l’intérieur de ce dernier. Il y a enfin la chute de Maubeuge et celle des grands camps retranchés de Russie. En Autriche-Hongrie, puissance alliée à l’Allemagne, on a aussi enregistré une chute importante, celle de la place forte de Przemysl en Galicie. Cette place, une des plus modernes de l’Empire austro-hongrois, est tombée début mars 1915.

Ensuite, la violence et la durée du feu qui sont indispensables dans la défense d’une place entraînent une très grande consommation en munitions. Pour permettre à la place de tenir le plus longtemps possible, il lui faut un ravitaillement continu impossible à réaliser lorsque la place est totalement investie. En conséquence, une place investie est réduite en peu de temps à livrer à l’ennemi ses troupes, ainsi que les approvisionnements qui n’ont pas été consommés ou détruits. C’est ce qu’on constate en particulier pour les places belges.

Pour l’Etat-Major, la défense du territoire, qui était basée sur les fortifications, ne dépend plus désormais que des armées de campagne. Ces dernières doivent donc, en toute logique, recevoir les ressources qui seraient inutilisées ou perdues dans les places. En conséquence de quoi, les garnisons stationnées dans les places doivent être envoyées sur le front. Toute l’artillerie disponible dans les places doit venir renforcer l’artillerie de campagne.

 

2) La fortification permanente désavouée

Ce décret est logique. On ne peut que condamner les grandes places fortes au vu de leur comportement. C’est le désaveu de la fortification permanente. Cette dernière est désormais remplacée par le front de la fortification passagère, qui finit par devenir semi-permanente. Dans cette fortification, c’est le fil de fer barbelé, la mitrailleuse et les batteries d’artillerie à ciel ouvert qui dominent. Ce décret obéit donc à un contexte bien précis.

Les forts et les ouvrages qui ne peuvent pas servir aux armées de campagne vont perdre leurs garnisons et leurs réserves. On décide le maintien d’une petite équipe pour le gardiennage et l’entretien minimum. Ces gros ouvrages qui ont coûté si cher sont désormais désavoués, condamnés à devenir des dépôts pour du matériel en attente de partir pour le front.

Le choc provoqué par la chute de Manonviller est certainement en grande partie responsable de la promulgation de ce décret. Mais ce n’est pas la seule raison. En effet, le constat d’échec de la fortification est également fait par les Allemands. Ces derniers vont retirer certaines réserves stockées dans des places fortes. Une grande partie de l’armement des " feste ", comme celle de Mützig, est envoyée vers le front.

 

3) Et les cuirassements ?

On enlève dans les forts tout l’armement qui peut être prélevé. Les rares canons à ciel ouvert placés dans les forts sont ainsi récupérés. On désarme les casemates de Bourges, dont les canons de 75 sont exactement les mêmes que les pièces utilisées par l’artillerie de campagne. Toutes ces casemates se retrouvent vides. Les munitions de réserve sont elles aussi prélevées.

Pour les tourelles, la question se complique. D’abord, ces engins ne peuvent pas être démontés pour être installés sur le front. Ils ne peuvent que rester dans les forts où ils ont été placés. Ensuite, leurs canons sont inséparables du cuirassement. Les canons de 155R des tourelles Galopin ne peuvent pas servir dans l’artillerie de campagne. Il en est de même pour les canons de 75. On les laisse donc comme armement de sûreté dans les forts. On y laisse aussi les canons de rechange.

Les canons de 155L des grandes tourelles Galopin et des tourelles en fonte dure sont identiques aux canons de campagne. Certaines tourelles sont désarmées. D’autres, comme celles de la région de Nancy, conservent leurs canons comme armement de sûreté. Chaque tourelle garde en plus une petite dotation en munitions. Les cuirassements restent donc la seule présence offensive dans les forts des places modernisées, ces places désormais condamnées. C’est une de ces places, Verdun, qui va connaître une des plus terribles batailles de la guerre. Cette bataille, qui commence le 21 février 1916, va être l’occasion pour un grand nombre de cuirassements modernes de reprendre du service.

 

IIIème Partie : La réhabilitation de la fortification et des cuirassements (1916-1918)

A) Les petits cuirassements dans la tourmente

1) Naissance de nouveaux petits cuirassements

La fortification semi-permanente qui caractérise les fronts de la guerre a entraîné la mise au point de nouveaux cuirassements. On se souvient des petits boucliers portables conçus juste avant la guerre. Ils sont abondamment utilisés dans les tranchées pour protéger les fantassins. Quelques guérites observatoires sont également employées. Ces guérites ne coûtent pas très cher et sont faciles à mettre en place. Elles permettent de donner aux guetteurs un minimum de protection.

Un nouveau modèle de bouclier roulant est construit, plus facile à manier que celui conçu avant la guerre. On construit également deux petits abris cuirassés pour guetteur, faciles à mettre en œuvre dans les tranchées. Tous ces petits cuirassements sont en tôle et peuvent résister à des balles. Le moindre bombardement peut les détruire. Pour éviter de faire appel à des guérites observatoires, on a également conçu un petit observatoire constitué d’une série d’anneaux qu’il suffit d’emboîter pour en faire une cloche d’observation. Ce petit cuirassement est très simple à installer.

Mais un cuirassement plus sérieux est mis en œuvre par le Capitaine Pamart. Il s’agit d’une casemate cuirassée de très petite taille, avec un ou deux créneaux d’embrasures. Elle est destinée à abriter des mitrailleuses. C’est une organisation sérieuse, qui est capable d’encaisser des obus d’un calibre moyen. Il s’agit à proprement parler d’un " nid de mitrailleuses cuirassé ". On installe quelques unes de ces casemates sur des fronts stables. Verdun est un front stable qui va commencer à s’embraser. Les tourelles mitrailleuses de certains forts, le plus petit modèle de tourelle, vont devoir subir des bombardements importants.

 

2) Les tourelles mitrailleuses dans la bataille de Verdun

Le but de cette étude n’est pas de narrer l’ensemble de la bataille de Verdun, du 21 février au 15 décembre 1916. On va uniquement y voir le rôle des cuirassements. De nombreuses tourelles mitrailleuses vont être bombardées et vont avoir à tenir leur mission : repousser un assaut ennemi. Le fort de Douaumont, qui va être l’enjeu de terribles combats entre Allemands et Français, possède deux tourelles mitrailleuses. A la fin des combats, la tourelle gauche a été entièrement détruite. Celle de droite est endommagée et inutilisable. C’est également le cas de la tourelle de l’ouvrage de Thiaumont, écrasée sous les bombardements. Ces deux tourelles n’ont donc pu rendre aucun service.

Dans d’autres forts qui ont eu à subir des bombardements, le constat est moins grave. Les trois tourelles du fort de Bois-Bourrus ont encaissé des coups de 15 cm sans aucun dégât. C’est aussi le cas pour la tourelle mitrailleuse du fort de Charny. Les deux tourelles du fort de Moulainville, qui ont subi des bombardements importants comme nous le verrons plus loin, ne présentent aucun dégât. Ces tourelles auraient donc été capables de se mettre en batterie pour contrer un assaut ennemi. Elles n’ont pas eu à le faire, ce qui n’est pas le cas de celles de l’ouvrage de Froideterre.

Le 21 juin1916, après de violents bombardements, les tourelles fonctionnent toujours. Les 22 et 23 juin, les bombardements s’intensifient. Les Allemands tirent près de 500 projectiles, dont 100 obus de 30,5 et de 30,8 cm, mais aucun de 42 cm. Le 23 juin, un obus de gros calibre frappe une des cloches observatoires. Le lieutenant observateur est commotionné, mais l’observatoire n’est pas détérioré. Vers 9h30, la tourelle mitrailleuse droit reçoit l’ordre de tirer sur les colonnes allemandes qui viennent de Thiaumont. Elle parvient à se lever mais n’arrive pas à effectuer sa rotation à cause des débris de terre et de béton provenant des bombardement. A 11 heures, elle est décoincée et parvient à tirer sur l’ennemi. Dans leur précipitation, les servants de la tourelle n’avaient réussi qu’à la coincer encore plus, c’est pourquoi il a fallu si longtemps pour la décoincer. Cette tourelle a donc réussi tant bien que mal à assurer sa mission. Mais c’est l’action de la 75 qui a été décisive. Cette tourelle mitrailleuse est gravement endommagée le 26 juillet 1916 : un obus de 30,5 cm défonce son avant cuirasse et fausse l’ensemble des mécanismes.

 

3) Des cuirassements trop fragiles

Lorsque ces tourelles se sont trouvées en position d’éclipse, leur calotte a été capable d’encaisser des bombardements de calibres supérieurs au 220 m/m français. Mais ce cuirassement a une structure trop fragile. Cette tourelle se coince assez facilement. Si elle a le malheur de se coincer en position batterie elle devient très facile à neutraliser, comme c’est arrivé à une des tourelles de Douaumont.

Si le cuirassement est fragile, son principe d’utilisation reste satisfaisant. Pour les défenseurs une mitrailleuse sous cuirasse prête à faire feu sur l’assaillant au moment où ce dernier tente une attaque est toujours un atout de plus. Ce rôle, la tourelle mitrailleuse droite de l’ouvrage de Froideterre a réussi tant bien que mal à le remplir.

C’est donc un cuirassement plus gros, renforcé, qui devrait être construit à la place de ces petites tourelles. Un cuirassement qui devrait être capable d’encaisser des tirs ennemis en position batterie. La tourelle actuelle est d’ores et déjà dépassée. A Froideterre, c’est la tourelle de 75 qui a été obligée de se substituer à elle pour dégager l’ouvrage. Les tourelles de 75 se sont en effet mieux comportées.

 

B) Les tourelles de 75

1) Les tourelles détruites ou endommagées

Au tout début de la bataille de Verdun, la tourelle de 75 du fort de Vaux est complètement détruite. En effet, dans la perspective d’un éventuel abandon du fort, le Génie français avait bourré d’explosifs les fourneaux de mines placés au pied de la tourelle. Le 26 février 1916, un obus allemand de gros calibre tombe à proximité de la tourelle, faisant exploser les fourneaux de mines. La tourelle est totalement inutilisable. Sa destruction est donc le fruit d’un malheureux concours de circonstances.

La tourelle de l’ouvrage de La Laufée, ouvrage voisin du fort de Vaux va subir un grand nombre de bombardements. L’ouvrage va être bombardé du 8 juin 1916 au 25 octobre de la même année. Mais les bombardements les plus intensifs se dérouleront entre le 13 et le 23 juin. La tourelle est partiellement coincée. Elle ne peut tirer que dans un secteur restreint. Cela ne l’empêchera pas de tirer près de 1.900 obus du 4 juin au 25 décembre 1916. Son indisponibilité partielle n’a pas empêché son fonctionnement sur un secteur restreint.

La tourelle du fort de Douaumont sera endommagée au cours des combats. Au cours de l’occupation par les Allemands, ces derniers ne s’en serviront que comme observatoire optique, utilisant le fût d’un des canons de 75 pour projeter la lumière. Lorsque les Français récupèrent le fort, quelques jours seulement sont nécessaires pour remettre la tourelle en fonction. La tourelle de l’ouvrage de Vacherauville, au nord de Verdun, ne subira aucun dégât pendant les bombardements de février 1916. Mais à partir de février 1917, un canon de 42 cm commence à tirer sur le fort. Le 3 février, un coup de 42 cm tombe sur la tourelle de 75. Quinze jours sont nécessaires pour la remettre en état. Il semble que la tourelle était en position batterie, ce qui explique les dégâts assez importants.

 

2) Froideterre et Moulainville

Les tourelles de 75 de ces deux forts vont connaître un sort particulier, c’est pourquoi nous allons les étudier un peu à part. Nous avons vu précédemment le comportement des tourelles mitrailleuses de l’ouvrage de Froideterre, en particulier celui de la tourelle droite. La tourelle de 75, qui a subi les mêmes bombardements, s’est immédiatement mise en batterie dès la fin des tirs ennemis. Le 23 juin, alors que la tourelle mitrailleuse droite ne parvient pas à effectuer son mouvement de rotation, la tourelle de 75 reçoit l’ordre de tirer à sa place sur les colonnes allemandes qui viennent de Thiaumont. La tourelle se lève sans aucune difficulté, et tire 116 boîtes à mitrailles, dégageant ainsi l’ouvrage de toute attaque ennemie. La tourelle a ainsi pu remplir avec succès une mission de défense rapprochée malgré les bombardements subis juste auparavant.

Le cas de la tourelle de Moulainville est encore plus significatif. Le fort de Moulainville a été l’un des forts les plus bombardés pendant la bataille de Verdun. Du 26 février 1916 au 20 septembre de la même année, il a reçu environ 330 obus de 42 cm, 770 de 30,5 cm, 28 cm, ou 21 cm allongés, 4.700 obus de 21 cm courts, 15 cm ou 13 cm, 2.600 obus de 10,5 cm et 1.100 obus de petit calibre. Le 20 septembre 1916, un obus de 42 cm s’abat sur la tourelle et déchausse l’observatoire cuirassé placé à côté. La tourelle est intacte. C’est le coup le plus grave qu’elle a eu à subir pendant les bombardements. Du 26 février au 6 septembre 1916, la tourelle va tirer 11.800 obus. Le fort est ravagé, seuls les cuirassements sont en état de servir. Les locaux bétonnés, enterrés dans les parties les plus profondes ont également tenu le coup.

Les tourelles de 75 ont donc donné des résultats plus satisfaisants. C’est un matériel performant, solide et efficace. A Froideterre, la tourelle a été capable de remplir la mission normalement confiée à la tourelle mitrailleuse droite de l’ouvrage. C’est un succès complet pour cet engin. A noter que la tourelle du fort de Liouville sur le rideau défensif Verdun-Toul aurait elle aussi subi des bombardements lourds sans aucun dégât, mais là-dessus les renseignements font défaut.

 

C) Les tourelles pour canons de 155

1) La Bussière

Jusqu’à présent, les cuirassements anciens n’ont guère brillé par leur efficacité. Les tourelles et les casemates en fonte dure confrontées à l’épreuve du feu ont été détruites dans les premières heures du bombardement. Or, à Verdun, près du fort de Souville, est installée la tourelle éclipsable Bussière expérimentée au Camp de Châlons. A partir du 24 février 1916, la tourelle et le fort sont bombardés. Les dessus du fort de Souville sont ravagés. Mais les fantassins peuvent s’abriter dans un abri renforcé, taillé dans le roc. C’est de là qu’ils sortiront mettre les mitrailleuses en batterie sur les restes du rempart pour repousser les assauts ennemis.

Jusqu’au 1er juin 1916, la tourelle va recevoir environ 150 à 900 projectiles de tous calibres par jour. Du 24 février au 10 avril 1916, la tourelle tire environ 600 obus. Le 10 avril se produit un incident de tir, un des des canons éclate. Le souffle de l’explosion est refoulé vers l’intérieur de la tourelle, arrachant un tuyau de retour du circuit hydropneumatique. La tourelle retombe alors en position d’éclipse.

Elle va rester immobilisée jusqu’en juin 1917. Cet appareil expérimental tant critiqué à cause de la complexité de son système s’est très bien comporté pendant la bataille de Verdun. Le circuit hydropneumatique a très bien résisté aux bombardements. En fait, cette tourelle était trop en avance sur son temps et d’un maniement trop complexe.

 

2) Les tourelles de 155R

Les deux tourelles de 155R du fort de Vacherauville vont encaisser quelques obus de gros calibre. La tourelle Ouest du fort va recevoir en février 1916 un obus de 42 cm qui va déplacer un voussoir de l’avant cuirasse, empêchant alors toute manœuvre de la tourelle. La tourelle va être indisponible jusqu’au 25 avril 1916. Après, elle va encore encaisser des obus de 30,5 cm et de 42 cm qui ne provoqueront aucun dégât. La tourelle Est ne présente aucun dégât. Les deux tourelles vont tirer un peu plus de 1.200 obus.

La tourelle du fort de Douaumont ne va jouer aucun rôle pendant la bataille de Verdun. Les Allemands n’essaieront pas de s’en servir. Elle ne fera que subir les bombardements dont elle sortira pratiquement indemne. Seul le manque d’entretien sera responsable de quelques problèmes de fonctionnement. Avant la bataille, le 17 février 1915, la tourelle a reçu un obus de 42 cm sur la calotte. Les dégâts provoqués ont été réparés au bout de deux jours.

On peut aussi citer la tourelle du fort de Rozelier dont le canon tire à limite de portée sur les positions allemandes. Elle subit quelques bombardements sans aucun dégât. Ces engins sont résistants, efficaces et ont justifié les dépenses faites pour eux. On trouve confirmation de cela dans le comportement de la tourelle de 155R du fort de Moulainville, fort dont on a déjà cité la résistance de sa tourelle de 75.

 

3) La tourelle de 155R de Moulainville

Nous avons déjà vu les tirs encaissés par le fort dont les dessus sont complètement ravagés. Cette tourelle va recevoir des coups directs d’obus de 42 cm. On connaît leur nombre et la date à laquelle ils sont tombés. L’analyse de ces bombardements et celle des dégâts provoqués sont toutes les deux pleines de révélations.

Le 9 mars 1916, un premier obus de 42 cm frappe la tourelle, faussant son mécanisme. Deux jours de travaux sont nécessaires pour la refaire fonctionner. Le 25 avril 1916, un nouvel obus brise un des voussoirs de l’avant cuirasse. Il faut quelques jours à l’équipe du fort pour colmater la fente. Le 24 mai 1916, un obus de 21 cm tombe à l’endroit de la réparation. Cinq jours sont nécessaires pour décoincer la tourelle. Le 23 juin 1916, un obus de 42 cm déchausse le morceau d’avant cuirasse endommagé, mais rien ne vient coincer la tourelle. Le 21 août, un obus d’un calibre non identifié déplace le voussoir déchaussé vers la tourelle et la coince. Il faut dix-sept jours de travaux sous les bombardements pour décoincer la tourelle.

Cette tourelle va harceler les batteries allemandes, les obligeant à changer fréquemment leur position. Grâce à un bricolage, les servants de la tourelle vont réussir à rallonger la portée de tir du canon. C’est pourquoi les Allemands vont mettre tous leurs moyens en œuvre pour réduire cette tourelle au silence. Si le fort est pratiquement anéanti, à part les locaux souterrains, les cuirassements tiennent bon. Au total, cette tourelle va tirer 5.833 obus. Cette épreuve du feu réhabilite l’idée de la fortification permanente dont le pivot central sont les tourelles cuirassées. Ces tourelles de 155 ont été souvent les dernières pièces d’artillerie lourde à tenir le choc de bombardements dont on ne soupçonnait pas la violence. C’est un grand succès pour ces engins.



Copyright Roland Scheller

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